Plus menacés et mal préparés
Le soupir de soulagement pancanadien et québécois fut collectif. Les tarifs douaniers brandis par Donald Trump sont finalement assortis d’un sursis d’un mois, le président américain prétendant avoir forcé la main frontalière du Canada et du Mexique pour rétropédaler dans un semblant de dignité, à l’ombre de marchés financiers fortement ébranlés. L’aveu n’en est pas un d’échec pour autant, et cette diplomatie coercitive du chantage commercial n’est que partie remise. Car au trafic du fentanyl s’ajoutent, sur la liste des doléances trumpiennes, l’industrie automobile, la gestion de l’offre, les banques américaines, mais aussi le sous-financement chronique de la défense canadienne. Une remontrance perpétuelle et, dans ce cas-ci, entièrement légitime.
Le Canada n’a « pas tout ce qu’il faut présentement pour faire face à la menace actuelle et future », avouait elle-même la cheffe d’état-major de la Défense, la générale Jennie Carignan, en entrevue au Devoir. Une candeur aucunement rassurante, dans un contexte géopolitique international dont « il faut se préoccuper », admettait-elle, pour assurer notre défense continentale.
Entre le repli non interventionniste de Donald Trump et ses élucubrations expansionnistes irréalistes, le partenaire américain s’est transformé au mieux en voisin indifférent, au pire en adversaire latent. Dont les promesses faites au président russe, Vladimir Poutine, de lui laisser le champ libre chez les alliés déficitaires au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) vulnérabilisent d’autant plus la souveraineté territoriale du Canada.
Le portrait de l’état des Forces armées canadiennes, dressé par les journalistes du Devoir samedi, rappelle la vétusté d’une bonne part de leurs équipements vieillissants de même que le manque d’effectifs criant (14 000 militaires à recruter en cinq ans, une croissance de 14 % du personnel pour assurer les opérations courantes).
Entre-temps, la vérificatrice générale prévient que l’armée canadienne peine à surveiller adéquatement les eaux polaires, qui sont exponentiellement exposées chaque année, en raison de la fonte des glaces, aux visées stratégiques de la Russie et de la Chine. Si le Canada ne défend pas son Grand Nord, Vladimir Poutine et Xi Jinping ne se gêneront pas pour le convoiter.
Le gouvernement canadien reconnaît ce danger (et celui d’écoper encore de tarifs douaniers) et promet d’accélérer la cadence de ses importants investissements en matière de défense pour atteindre plus rapidement la fameuse cible de 2 % de son produit intérieur brut (PIB) fixée par l’OTAN — désormais visée pour 2027 plutôt que pour 2032. La route pour y parvenir est toutefois pavée de paradoxes.
La Défense nationale aura beau accélérer ses dépenses et ses acquisitions militaires, le ministère — sous les règnes libéraux comme conservateurs — peine systématiquement à respecter ses propres échéanciers. Entre 2017 et 2020, le Directeur parlementaire du budget (DPB) a recensé un écart cumulé de près de 10 milliards de dollars entre les sommes prévues et celles dépensées.
Quant à une augmentation éventuelle de ces investissements — il faudrait presque les doubler, de 41 milliards de dollars à 81,9 milliards annuellement, selon le DPB, pour atteindre la cible de l’OTAN —, ils atterriraient en grande partie aux États-Unis. Et ce, alors qu’en contexte d’éventuelle guerre tarifaire les autorités canadiennes cherchent au contraire à se détourner de l’économie américaine.
En 2023, c’est au sud de la frontière que le Canada a effectué 71 % de ses achats d’équipement militaire important. Le ministre de la Défense, Bill Blair, souhaite ardemment développer l’industrie canadienne pour pouvoir s’y ravitailler localement, mais un tel virage s’échelonnera sur de nombreuses années.
Le Canada n’a pas ce luxe du temps. La pression américaine ne fera que s’exacerber, tout comme celle des alliés d’outre-mer déçus que de récentes contributions militaires canadiennes leur aient été refusées. Le mécontentement n’est pas que comptable, mais opérationnel.
Les pays membres de l’OTAN s’entendent en outre pour dire que la volatilité géopolitique actuelle commande que leur cible de 2 % soit rehaussée. Un objectif de 5 % du PIB de chacun, comme l’a avancé Donald Trump, est saugrenu. Même les États-Unis ne s’en approchent pas, leurs dépenses se chiffrant à 3,38 % du PIB américain. Seule la Pologne franchit le cap du 4 %, tandis que le Canada est en queue de peloton à 1,4 %.
Le président Trump pourrait malgré lui redorer le blason canadien s’il met ses menaces tarifaires à exécution, puisque l’économie canadienne en pâtirait et que son PIB se contracterait. La preuve que l’indicateur relatif de l’OTAN est imparfait.
Reste que les prétentions territoriales russes et chinoises dans l’Arctique et l’exaspération du président américain d’avoir à y protéger les côtes canadiennes sont en revanche bien concrètes pour l’avenir de la souveraineté territoriale. Le comportement belliqueux de Donald Trump aura au moins permis cette urgente prise de conscience.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.