Le secteur de la culture au Québec est un grand corps désarticulé

Ce sont les artistes et les travailleurs culturels qui font quotidiennement les frais de cette concentration d’argent, observe l’autrice.
Photo: Getty Images Ce sont les artistes et les travailleurs culturels qui font quotidiennement les frais de cette concentration d’argent, observe l’autrice.

La culture est une entité vivante, une expression collective de l’identité et des valeurs d’une société. D’un point de vue économique et structurel, le secteur culturel est aussi une chaîne d’obligations. Les producteurs et les artistes (créateurs et interprètes) fonctionnent dans un cadre où leurs droits font l’objet de transactions en contrepartie de considérations financières, qui façonnent la production et le partage des œuvres et des expériences culturelles : le modèle d’affaires.

En principe, un producteur investit son propre capital et négocie une part des bénéfices, souvent importante. Au Québec, cependant, les producteurs bénéficient des financements publics et prennent très peu de risques financiers personnels.

Pourtant, les contrats véhiculés sont largement inspirés des industries du divertissement privé, même si les fonds proviennent de l’État. Il y a bien sûr des exceptions. Il existe des visionnaires qui conjuguent intégrité artistique et durabilité culturelle. Cependant, ils restent minoritaires dans un système dominé par des producteurs fonctionnant selon un modèle de capital-risque avec de l’argent public.

En général, le système encourage la privatisation des gains et socialise le risque. Les deux sphères évoluent en symbiose. La production indépendante audiovisuelle, par exemple, est financée comme une entreprise par les deniers publics et elle profite d’une main-d’œuvre créative issue du secteur à but non lucratif qui est soutenu par les conseils des arts, qui sont aussi des créatures gouvernementales.

La révolution du MP3 fut une répétition générale avec costumes, décor et éclairages. La perte de vitesse des médias traditionnels au profit de l’industrie du streaming nous laissait présager la pire des tragédies. L’intelligence artificielle (IA) nous la révèle brutalement. On en voit déjà l’effet en musique. L’essor de la musique générée par l’IA a complètement bouleversé le système des redevances en inondant les plateformes de diffusion en continu de morceaux et d’artistes synthétisés, réduisant la part de revenus disponibles pour les artistes humains.

Comme Uber dans le secteur des taxis, l’IA contourne les structures traditionnelles de droit d’auteur, de création et de rémunération. On le voit aussi dans les budgets des grandes productions hollywoodiennes, où certaines lignes d’effets spéciaux sont passées de 8 millions à 1 million de dollars, une réduction de 87,5 %. Cela coïncide avec la décision de Québec de restreindre les crédits d’impôt pour les effets spéciaux et l’animation, réduisant le taux effectif de 42,7 % à 32,8 % et imposant un plafond de 65 % sur les dépenses admissibles, un timing percutant. Un grand corps désarticulé, qu’on disait…

Une réforme en profondeur est nécessaire.

Évidemment, l’incitation à innover devient moins importante quand les subventions favorisent la concentration du pouvoir et les profits personnels.

Alors, pourquoi vouloir modifier un modèle qui assure des revenus garantis sans prise de risque véritable ?

Parce que c’est devenu intenable pour un bon nombre de petits producteurs indépendants et parce que ce sont les artistes et les travailleurs culturels qui font quotidiennement les frais de cette concentration d’argent. Un exemple concret illustre cette réalité : en 1999, avant de quitter la scène professionnelle, j’ai produit un spectacle au Festival international de jazz de Montréal, une prestation de 45 minutes, pour un cachet de 2200 $. En 2018, malgré l’inflation et l’évolution du secteur, on m’a versé un cachet de 2000 $ pour deux spectacles d’une heure consacrés à mon deuxième album solo. Les musiciens engagés devaient répéter quatre fois et se déplacer pour une rémunération de 350 $ chacun… ce qui est misérable pour des artistes qui ont des obligations familiales et financières.

J’ai réinvesti mon cachet pour permettre aux autres de respirer parce que j’avais la chance, ou le malheur, c’est selon, d’avoir un emploi à temps plein en dehors de mes engagements artistiques. En interrogeant les maisons de disques, la seule réponse obtenue fut : « C’est le prix du marché, c’est ainsi. »

Mais c’est nous, le marché, non ? C’est nous, la chaîne.

Si l’artiste gagne moins, il ne pourra pas continuer à créer et à maintenir cette chaîne avec son art. L’agent touchera moins de commissions, le promoteur devra se réorienter, le producteur ne pourra pas continuer son travail et il se vendra moins d’instruments de musique. Le résultat sera de moindre qualité. Si tout le monde s’en lave les mains, c’est notre écosystème qui périclite.

Et voilà que le numérique et l’IA ont mis en exergue les failles d’un système où les subventions publiques favorisent les grands producteurs, réduisant les opportunités pour les artistes indépendants et imposant une remise en question urgente des modèles traditionnels de création et de financement.

Or, changer le système exige une refonte en profondeur, une connaissance parfaite des enjeux technologiques, ce qui est complexe, long et politiquement risqué.

« Nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec le même niveau de pensée que celui qui les a créés », disait Albert Einstein.

Nous sommes à un tournant critique où la souveraineté culturelle et la modernisation du financement du secteur sont en jeu. Entretemps, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes mène des audiences pour déterminer ce qui constitue un contenu canadien et comment mieux le soutenir dans une industrie du streaming en injectant plus de sous.

Oui, il faut revoir l’attribution des fonds publics. Mais est-ce qu’on peut se permettre de demander à ceux pour qui le système a fonctionné admirablement de le repenser ? Ceux qui occupent le haut du pavé vont-ils rénover un système en déficit de solidarité ? La logique de renflouer les coffres d’un système qui permet une érosion des conditions des artistes et des travailleurs culturels est profondément paradoxale. C’est comme évaluer la santé d’une société à son nombre de milliardaires plutôt qu’au bien-être de ses citoyens les plus vulnérables.

Les financements publics devraient encourager les nouveaux modèles économiques, les stratégies numériques et les initiatives culturelles vitales et équitables.

Les contrats devraient garantir une rémunération juste en tenant compte de la vulnérabilité financière du secteur et de notre système de financement public.

L’attribution des fonds publics et leur reddition de comptes doivent être plus claires et plus responsables. Surtout en musique.

L’équilibre entre financement public et profit privé, entre risque et récompense, entre structures dépassées et révolution numérique doit être repensé.

Si nous n’agissons pas maintenant, si on ne pose pas avec lucidité les bonnes questions, aux bonnes personnes, nous risquons de perpétuer un système qui se cannibalise. Entre équilibre du financement public et profit privé, entre innovation technologique et préservation de la diversité culturelle. Entre nous. L’avenir de notre culture se joue.

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