L’héritage de «Mutter Merkel»

À deux pas de la porte de Brandebourg, vêtus de collants bleus aux couleurs du parti, ils étaient impossibles à manquer. Ils distribuaient de faux billets de 500 euros aux passants, dont la plupart n’avaient jamais entendu parler de ce nouveau parti, fondé à peine six mois avant. Son porte-parole, Hugh Bronson, m’avait doctement expliqué comment l’euro avait été créé pour des raisons politiques au mépris de la réalité économique de l’Allemagne. Un constat alors partagé par une partie non négligeable des élites du pays. Nous étions en 2013 et l’Alternativ für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne, AfD) était alors composée d’éminents économistes qui, avec 4,8 % des votes, avaient raté de peu leur examen de passage au Bundestag.

Mais c’était sans compter la chancelière Angela Merkel, qui, deux ans plus tard, allait littéralement porter sur les fonts baptismaux cette petite formation peu connue du grand public. C’est elle qui fut en réalité la mère fondatrice de ce parti aujourd’hui dit d’extrême droite et qui pourrait devenir dimanche la deuxième formation politique du pays. Lorsqu’en 2015, cédant à l’émotion mondiale qui avait suivi la publication de la photo du petit Aylan mort sur les plages de Turquie, la chancelière ouvrit la porte à plus d’un million de migrants, la suite de l’histoire n’était pas difficile à deviner.

Aussitôt, des millions d’Allemands se cherchèrent désespérément un véhicule politique susceptible d’exprimer leur désaccord. Pas question pour les deux principales formations, la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, droite) et le PSD (Parti social-démocrate, gauche), de renier de leur profession de foi mondialiste. Ces électeurs jetèrent donc leur dévolu sur l’AfD, qui se cherchait justement une grande cause populaire pour élargir son audience. « Mutter Merkel » la leur offrit sur un plateau d’argent !

En 2017, l’AfD entre au Bundestag, fort du soutien de 12,6 % des électeurs. D’un microparti, surtout populaire dans l’ancienne Allemagne de l’Est, il se transforme vite en un parti de masse, quitte à accueillir aussi dans ses rangs de nombreux nostalgiques du national-socialisme qui n’avaient jamais digéré que l’Allemagne enterre la mémoire du IIIe Reich. Et cela, même si la dirigeante actuelle du parti, Alice Weidel, tenta d’expulser leur principal représentant, le coprésident de l’AfD de Thuringe, Björn Höcke. Notons en passant que l’opposition à une immigration incontrôlée se manifeste aussi à gauche, où le nouveau parti de l’ancienne communiste Sahra Wagenknecht a connu un succès instantané et participe déjà à deux coalitions régionales dans l’est du pays.

« Dieu se rit des créatures qui déplorent les effets dont elles chérissent les causes », dit le dicton. Or, ce scénario est loin d’être exceptionnel. On le retrouve dans de nombreux pays européens. Presque partout, sans consulter leur peuple, les élites mondialistes ont préféré lever le nez sur ces populations, souvent issues de milieux populaires, qui furent les premières à payer le prix de cette soudaine abolition des frontières. Le vice-président américain, J.D. Vance, n’a pas dit autre chose à Munich la semaine dernière en fustigeant ces dirigeants européens qui n’écoutent pas leurs peuples. Une déclaration dans laquelle une grande partie de l’électorat allemand a dû se reconnaître.

Il était donc inévitable que l’immigration devienne l’un des premiers sujets de préoccupation de la campagne électorale allemande. Comme si ce n’était pas suffisant, en sept mois, l’Allemagne a connu pas moins de cinq attaques meurtrières commises par des ressortissants étrangers, dont plusieurs se revendiquent ouvertement du djihad. C’est d’ailleurs en se démarquant de la Willkommenskultur (ou « culture de l’accueil ») d’Angela Merkel que son ennemi de toujours et successeur, Friedrich Merz, peut espérer arriver en tête dimanche. Le candidat de la CDU propose notamment de rendre permanent le contrôle aux frontières et de supprimer l’aide aux pays qui refusent de récupérer leurs citoyens expulsés d’Allemagne. Un programme qui semble directement emprunté à l’AfD.

Mais le portrait de ces élections serait incomplet si on n’y ajoutait la crise que traverse le modèle allemand fondé sur une énergie à bon marché et des exportations de produits industriels haut de gamme vers le marché chinois. Privée de gaz russe et dorénavant concurrencée par la Chine, l’Allemagne est redevenue l’homme malade de l’Europe. Après avoir fermé ses réacteurs nucléaires, le pays en est réduit à importer à prix fort du gaz liquéfié américain pour faire tourner ses centrales. Quant aux droits de douane que pourrait imposer Donald Trump, ils ne feraient qu’accélérer le déménagement aux États-Unis des jeunes pousses allemandes du numérique.

Dans un livre qui est un véritable cri d’alarme, Kaput: The End of the German Miracle, l’ancien rédacteur en chef de l’édition allemande du Financial Times, Wolfgang Münchau, décrit comment la première économie européenne est passée à côté de la révolution numérique. Or, le numérique est partout aujourd’hui. Et au premier titre dans ce qui fut le fleuron de l’industrie allemande, l’automobile.

On comprend que le prochain chancelier aura d’abord pour tâche de restaurer l’économie de la troisième puissance économique du monde. Fervent atlantiste, Merz se présente de plus comme un défenseur des intérêts de l’Allemagne en politique étrangère. L’Allemagne d’abord !

Si les sondages ne se trompent pas, son élection accompagnée d’une forte progression de l’AfD ne sera pas vraiment une surprise. Elle devrait signer la pire défaite du PSD depuis la guerre et confirmer le virage conservateur et anti-immigration que semblent prendre les pays européens, de Budapest à Amsterdam. « Quelque chose doit changer en Allemagne », a déclaré Friedrich Merz après l’attentat terroriste perpétré à Munich la semaine dernière. Reste à savoir si la coalition que devra inévitablement former la CDU avec le PSD ou les verts pour gouverner lui permettra de tenir parole.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo