Le nouveau père fondateur

Le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a tiqué en entendant Mark Carney déclarer en entrevue à Radio-Canada : « Ça prend une seule économie canadienne, pas 13 économies canadiennes. »

Il en a conclu que le probable futur chef du Parti libéral du Canada et premier ministre fédéral partage la vision centralisatrice des Trudeau, père et fils, et qu’il pourrait profiter de la situation de crise créée par les menaces tarifaires de Donald Trump pour réaliser leur rêve.

La crainte qu’elles suscitent a eu pour effet de remettre à l’ordre du jour le débat sur l’élimination des entraves au commerce interprovincial, qui reprend périodiquement depuis des décennies sans entraîner de changement significatif.

Alors que le premier ministre François Legault évoque la possibilité que l’imposition de nouveaux tarifs entraîne la perte de 100 000 emplois au Québec, il peut en effet sembler absurde de maintenir à l’intérieur du pays des obstacles dont la levée ferait augmenter le PIB du Québec de 4,6 %, soit 19 milliards de dollars, et hausserait ses revenus fiscaux de 4,1 milliards, selon une récente étude de Deloitte.

L’élan de solidarité pancanadienne créé par la « trahison » américaine est tel que même le sale pétrole de l’Alberta est maintenant le bienvenu sur le territoire québécois, à en croire les sondages, alors que la lutte contre les changements climatiques semble pratiquement perdue.

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Si tous les chemins mènent à Rome, les débats politiques au Canada débouchent presque invariablement sur la Constitution. La création d’un marché pleinement intégré d’un océan à l’autre modifierait sensiblement l’équilibre des pouvoirs au sein de la fédération.

C’était précisément l’intention du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau. À peine deux mois après la victoire du Non au référendum de mai 1980, il avait soumis aux provinces un document intitulé Les fondements constitutionnels de l’union économique canadienne, portant la signature de Jean Chrétien, alors ministre de la Justice. Il faisait valoir la nécessité de faire sauter les obstacles au commerce intérieur afin de rendre l’économie canadienne plus résiliente, principalement face aux États-Unis.

L’interprétation que les tribunaux avaient faite de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne le permettait pas, puisqu’il ne traite que de la circulation des « produits », sans faire référence aux services, aux capitaux, aux entreprises ou aux personnes. Sans parler des pipelines ou des gazoducs.

On recommandait donc d’« étendre la portée des compétences fédérales pour qu’elles englobent toutes les matières essentielles au bon fonctionnement de l’union économique, de manière que les lois et règlements pertinents puissent s’appliquer uniformément dans tout le Canada et que toutes dérogations soient assujetties au critère de l’intérêt général ».

Il va de soi que « l’intérêt général » ne coïncide pas nécessairement avec des intérêts particuliers. Ce n’est pas par caprice si le Québec est celui qui a imposé le plus grand nombre d’exemptions à l’Accord de libre-échange canadien. Tous les gouvernements — libéraux, péquistes ou caquiste — ont estimé qu’elles étaient nécessaires non seulement pour protéger les producteurs locaux, mais aussi pour assurer la prééminence du français sur le territoire québécois.

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Même s’il en avait eu l’intention, le gouvernement Trudeau n’aurait pas réussi à faire inclure une telle disposition dans la Loi constitutionnelle adoptée en 1982, et personne ne semble avoir la moindre envie de rouvrir le dossier constitutionnel, que ce soit pour parler d’économie ou de tout autre sujet. M. Carney n’a donné aucune indication sur la façon dont il s’y prendrait pour former « une seule économie canadienne », mais il devra manifestement trouver un autre moyen.

Grâce à son « pouvoir de dépenser », qui n’est ni reconnu ni interdit par la Constitution, le gouvernement fédéral a réussi au cours des dernières décennies à imposer ses vues aux provinces dans divers domaines. Ses revenus étant nettement supérieurs à ce qu’il lui en coûte pour assumer ses responsabilités, il a carrément acheté leur accord.

En 1999, cela avait permis au gouvernement Chrétien de faire accepter par toutes les provinces, sauf le Québec, une entente-cadre sur l’« union sociale » permettant à Ottawa de créer des programmes touchant l’éducation, l’aide sociale, la santé et les services sociaux, qui relèvent de la compétence exclusive des provinces.

Le programme canadien de soins dentaires illustre bien la difficulté pour une province de manifester concrètement son opposition. L’automne dernier, le gouvernement Legault, qui exige le droit de s’en retirer avec compensation, a dû annuler une directive qui interdisait l’application de ce programme dans les établissements sous son autorité, comme les CHSLD ou les cliniques communautaires, afin de ne pas être accusé d’empêcher les plus démunis d’en bénéficier.

Si M. Trump met ses menaces à exécution, il sera très difficile de convaincre la population qu’il vaut mieux perdre des emplois que de laisser Ottawa empiéter sur les champs de compétence des provinces. Il serait ironique qu’au lieu de faire du Canada le 51e État, le président américain en devienne le nouveau père fondateur en permettant de réaliser le rêve de Pierre Elliott Trudeau.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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