«Alea jacta est»

À Boston, cette semaine, des travailleurs fédéraux américains faisaient entendre leur colère contre l’autocratie (et les oligarques) au pouvoir depuis un mois.
Photo: Joseph Prezioso Agence France-Presse À Boston, cette semaine, des travailleurs fédéraux américains faisaient entendre leur colère contre l’autocratie (et les oligarques) au pouvoir depuis un mois.

Il y a trois approches possibles devant une tempête : fight, flight ou freeze. Traduction : se battre (braver le blizzard), s’envoler (vers le Sud) ou geler (sur place). Les météorologues ont beau nous prévenir, nous doutons, nous espérons toujours que la science se trompera et que la tempête sera un pétard mouillé.

Même chose devant une tempête politique annoncée de longue date par des hauts perchés perspicaces perçus comme des hurluberlus paranos, des anarchistes devins et des intellos trop imaginatifs qui ont lu Hannah Arendt. Fight, flight ou freeze.

Je pense à Margaret Atwood avec sa Servante écarlate, à Douglas Kennedy avec Et c’est ainsi que nous vivrons ou à Jean Hegland avec son best-seller Dans la forêt, trois romans dystopiques sur l’Amérique de demain dans ma bibliothèque. Je songe au sociologue Edgar Morin (103 ans), à feu la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright (son essai Fascism : A Warning, 2018), au professeur émérite du MIT Noam Chomsky (96 ans).

Tous ces gens nous ont plus ou moins prédit ce qui arrive aujourd’hui ou se produira peut-être, sans sortir leurs cartes de tarot ni leur sauge pour nous enfumer. Ajoutez-y des économistes sur les inégalités comme Thomas Piketty ou Gary Stevenson et vous avez le topo.

Le problème avec les cassandres et autres « voyants », ces vigies qui aperçoivent les lumières et les icebergs de loin, c’est qu’on préfère penser qu’ils sont paranos. Ça nous permet de regarder des séries policières sur Netflix (ou Crave) en ayant la conscience à peu près tranquille.

Quelle démocratie ?

En relisant un livre prophétique intitulé Le précipice, une série d’entretiens entre le journaliste C.J. Polychroniou et Noam Chomsky (entre 2018 et 2022) sur la fin du règne trumpien et son héritage, la table était déjà mise par ce brillant penseur qui nous expose toutes les dérives actuelles. Chomsky est un historien du temps présent. Multipliez par deux après les points de suspension, ajoutez Musk et ses sbires, jetez l’allumette dans le bûcher et l’équation est parfaite pour la seconde saison.

Il suffit de lire Noam Chomsky entre les lignes (et avec les points sur les i) pour comprendre qu’il ne se fait pas d’illusions sur la « démocratie » implantée aux États-Unis, échafaudée sur l’esclavage d’un côté et l’extermination des Autochtones de l’autre. Une démocratie qui a toujours eu beaucoup de sang sur les mains et qui s’est imposée (et s’impose encore si quelqu’un en doutait) comme la loi du plus fort.

Les têtes des chapitres de ce livre que j’ai lu durant la pandémie, en 2022, alors que Biden était au pouvoir, résonnent beaucoup plus cruellement aujourd’hui : « Le retour de l’autoritarisme politique », « Trump renforce l’influence de l’extrême droite dans le monde », « Le culte du marché menace la civilisation humaine », « Aux États-Unis, la dépravation morale tient lieu de politique », « Le centrisme du Parti démocrate risque d’assurer la victoire à Trump », « Trump n’hésiterait pas à abolir la démocratie pour garder le pouvoir », « Un an après l’assaut du Capitole, le coup d’État des républicains se poursuit », « Voter n’est pas une fin en soi, c’est un début », etc. Je pourrais poursuivre ; je vous invite plutôt à le lire (Lux, 2022), y compris sur Israël et l’Ukraine. C’était tout vu. Mais nous nous pensions naïvement sortis d’affaire ; le trumpisme derrière nous.

L’horloge de l’apocalypse à laquelle fait référence Chomsky, et qui nous prévient des dangers imminents d’une guerre nucléaire, d’un effondrement écologique ou de l’IA, était à 100 secondes de minuit en 2020 ; elle en est à 89 secondes aujourd’hui. L’activiste de longue date estime que personne ne nous a jamais rapprochés de minuit autant que le président américain, qu’il qualifie de « pire criminel de tous les temps ».

Pour lui, Trump n’est qu’un accélérateur qui précipitera notre chute en servant ses propres intérêts et ceux des ultrariches qui l’appuient : « L’humanité fait face à deux crises qui menacent son existence même : la catastrophe écologique et la guerre nucléaire. […] Ce sont là les enjeux les plus fondamentaux et les plus urgents de tous les temps. » Il faut dire que la moitié des républicains ne croient tout simplement pas aux changements climatiques. Et que les « quatre piliers du mensonge » sont activement méprisés par sa base : « l’État, l’université, la science et les médias ». Reste, l’argent et Dieu.

En politique, deux choses sont importantes. La première, c’est l’argent. La seconde, je ne m’en souviens plus.

Franchir le Rubicon

« Peut-être les Américains peuvent-ils se consoler en voyant qu’ils ne sont pas seuls. D’autres grandes démocraties sont elles aussi en décrépitude et tombent entre les mains de dirigeants qui présentent certains traits du fascisme, voire en ont adopté l’idéologie (aux yeux de nombreux observateurs, dont des spécialistes du fascisme, ce serait faire montre de trop d’indulgence que d’accoler cette étiquette à Trump). » « […] tant Trump que le trumpisme vont subsister pour un bon moment encore — l’individu comme les courants toxiques qu’il a déchaînés. Ces poisons pourraient se révéler assez virulents pour provoquer l’effondrement de la civilisation », prédit Chomsky en 2020.

Trump a une stratégie politique, mais je ne suis pas convaincu qu’elle soit cachée. […] Ce qu’il fait se résume à une doctrine simple : “Moi d’abord !”

Les experts en science politique parlent désormais d’autocratie, voire de césarisme, une dictature qui s’appuie sur le peuple. Cette semaine, Donald Trump qualifiait le président ukrainien de « dictateur sans élection ». Il est vrai qu’il est préférable d’être un dictateur grâce à une loterie de millions de dollars offerts par l’homme le plus riche du monde pour acheter les votes.

Le national-capitalisme trumpiste aime étaler sa force, mais il est, en réalité, fragile et aux abois

César, lorsqu’il a traversé le fleuve Rubicon avec ses généraux, dernière frontière symbolique de Rome, aurait lancé ces mots : « Alea jacta est », « Les dés sont jetés ».

Un de mes anciens patrons au Devoir appelait ça le « test du canard » : « If it looks like a duck, swims like a duck, and quacks like a duck, then it probably is a duck. » Ou un dictateur.

Si un juge essayait de dire à un général comment mener une opération militaire, cela serait illégal. Si un juge essayait de donner des ordres au procureur général sur la manière d’utiliser son pouvoir discrétionnaire en tant que procureur, cela serait également illégal. Les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif.

C’est comme un salut nazi : tu n’as pas besoin d’être un HPI (haut potentiel intellectuel) pour le reconnaître, même si celui qui le fait est dans le spectre… de la mégalomanie.

Certes, il est plus facile de croire un historien qu’un prophète en son pays, mais, chose certaine, les livres d’histoire sont en train de s’écrire à l’encre rouge.

cherejoblo@ledevoir.com

Bluesky : joblanchette.bsky.social

Bravé la tempête (fight) pour me procurer le petit livre de la journaliste française Salomé Saqué Résister. Je l’ai dévoré. Elle souligne que la neutralité journalistique « peut se muer en complicité passive lorsqu’elle fait face à des mouvements d’extrême droite ». Cette « neutralité » aurait servi le régime nazi d’Hitler en 1933 en banalisant et en normalisant ce qui aurait mérité d’être condamné. On s’en reparle. La journaliste « engagée » (ses termes) était à l’émission La grande librairie la semaine dernière en compagnie du philosophe André Comte-Sponville.

Adoré le film En fanfare d’Emmanuel Courcol (flight). Si vous voulez vous faire du bien avec une histoire de solidarité, de fratrie, de France rurale campée par d’excellents acteurs (Benjamin Lavernhe et Pierre Lottin, qui cartonne partout où il passe), je recommande chaudement. Et c’est tout en musique aussi. En salle.

Visionné à freeze ce segment de l’émission Quotidien avec Yann Barthès cette semaine. « On a perdu le nord », commente la grande reporter Marion Van Renterghem, qui discutait de la crise européenne actuelle face aux trois grandes puissances (Russie, États-Unis et Chine) avec Guillaume Ancel, ancien officier, spécialiste des terrains de guerre.

Grimacé un peu parano ? Devant le scandale des écologistes fichés par les firmes agro-industrielles américaines, sur la question des pesticides. Une enquête internationale réalisée par un collectif de médias a permis de le révéler. L’OSBL Vigilance OGM fait partie des épinglés dont certaines infos personnelles apparaissent, comme le nom de leurs enfants. Ça me rappelle que je leur ai envoyé un spécimen de mon urine par la poste il y a quelques années pour la faire tester au glyphosate (positif !). On pourrait appeler ça les fuites « pipileaks ».

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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