De la «bullshit»

Jour après jour, quand on prend connaissance des interventions médiatiques que multiplie Donald Trump depuis le 20 janvier, on est saisis tout à la fois par un sentiment d’incrédulité, une sensation de sidération et une folle envie de rire.
Qu’il parle de faire du Canada le 51e État des États-Unis, d’acheter le Groenland, de reprendre possession du canal de Panama, ou de « prendre le contrôle » de la bande de Gaza pour la transformer en « Riviera du Proche-Orient », on peut se demander à bon droit si des propos à ce point outranciers sont sérieux, ou s’il ne s’agit pas de plaisanteries douteuses. Le doute est à ce point permis que, quand il a évoqué pour la première fois cette idée d’annexer le Canada, Justin Trudeau et les ministres qui l’accompagnaient à Mar-a-Lago n’y ont vu qu’une mauvaise blague. Qui pourrait les en blâmer ?
Le problème, c’est que Donald Trump n’est pas un humoriste un peu lourd dont on pourrait considérer qu’il ne mérite pas une seconde de notre attention ; il est le président des États-Unis. Ses interventions publiques ont le potentiel de bouleverser les équilibres dans certaines régions du globe, de renverser des alliances, de déstabiliser l’économie de pays entiers. Il est donc primordial de savoir si ces propos sont des plaisanteries de mauvais goût ou des projets politiques mûrement réfléchis.
La meilleure façon de caractériser tous ces discours trumpiens paraît être de les qualifier de « bullshit », ce mot argotique courant en anglais et auquel le philosophe Harry Gordon Frankfurt a consacré en 1986 un bref et incisif essai, On Bullshit (traduit en 2017 en français sous le titre De l’art de dire des conneries).
Frankfurt estime que « l’essence même » de cette bullshit est une totale « indifférence à l’égard de la réalité des choses » en même temps qu’une « absence de tout souci de vérité ». C’est ce qui distingue à ses yeux la bullshit du mensonge, car le menteur sait qu’il ne dit pas la vérité et doit même bien connaître celle-ci afin de pouvoir donner à ses mensonges une certaine crédibilité. Au contraire du menteur, le « bullshiteur » dit littéralement n’importe quoi…
La chose est perceptible quand Donald Trump parle, par exemple, de faire de ce « terrain magnifique » qu’est la bande de Gaza une nouvelle Côte d’Azur sans que cela occasionne de « dépenses importantes », et ce, même si ce « projet immobilier » exige de réinstaller les Gazaouis dans « des communautés sécuritaires », dans « un endroit agréable » où on pourrait leur construire des « logements bien meilleurs » et où ils « pourraient vivre en sécurité ».
Ces bribes de phrases suffisent à montrer qu’on a affaire ici à du pur baratin, qui abuse des superlatifs (« magnifique », « bien meilleurs »), des clichés rassurants (« vivre en sécurité ») et surtout de ces approximations (dépenses peu « importantes ») qui font que le baratineur s’embarrasse d’autant moins de détails que lui siéent le flou et le nébuleux. Ces discours n’entretiennent pas plus de rapport avec le réel que quand l’occupant de la Maison-Blanche affirme que les États-Unis paient « des centaines de milliards pour subventionner le Canada ».
Il ne s’agit à proprement parler ni de plaisanteries pas très drôles ni de mensonges éhontés. Car le but du baratineur, poursuit Frankfurt, n’est pas la « fausseté », mais « l’imposture ». Il ne cherche pas à avancer des faits vraisemblables, fussent-ils controuvés. Il cherche uniquement à produire un effet sur autrui et à se faire passer à ses yeux pour quelqu’un qui sait tout, qui peut tout. En discourant ainsi de tout et de rien, des pailles en plastique à la paix en Ukraine (qui se produira « dans un futur pas si lointain », puisque le président Poutine comme lui-même y croit « tous deux très fort »), il se rengorge, convaincu de sa propre importance et se drape dans l’omnipotence de celui qui tutoie les autres despotes de ce monde. Au royaume des mots, le baratineur est tout-puissant.
Donald Trump est le rejeton d’une époque, la nôtre, placée tout entière sous le signe de la bullshit, où chacun dégoise sur les réseaux sociaux afin d’avoir droit à ses quinze minutes de gloire. Mais notre époque est également celle, estimait Frankfurt, où les « efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux », comme les idéaux d’exactitude et d’objectivité qui leur étaient associés, ont été supplantés par un subjectivisme débridé qui se manifeste à travers un souci d’authenticité, l’unique idéal d’être fidèle à soi-même.
À cet égard, Trump est en quelque sorte le Grand Authentique ou le Grand Solipsiste (qu’évoquait récemment John R. MacArthur dans ces pages), celui qui dit tout ce qui lui passe par la tête, sans le moindre souci, ni du vrai ni des autres.
Ce ne serait pas si grave s’il ne s’agissait que de mots échangés au comptoir du Café du commerce ; mais c’est depuis le Bureau ovale que Donald Trump impose à la planète entière sa vision simpliste, mais sincère du monde, et qu’il risque de tous nous entraîner avec lui dans sa folie.
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