Même les plus endurcis

Il y a presque onze ans, j’échangeais par courriel avec Bernard Descôteaux, au sujet des rigueurs de l’hiver québécois comparées à celles de New York, où beaucoup se plaignaient alors du froid. Toujours à la recherche d’une ironie ou d’un paradoxe journalistique, je lui avais lancé : « Tu gèles, là-bas ? Il paraît que c’est un hiver normal et que nous en avons juste perdu l’habitude ici. » Élevé au frigo de Chicago, je m’attendais à une réponse vantant la supériorité — voire l’indifférence — des Montréalais face aux basses températures, soulignant du même coup la mollesse des New-Yorkais faibles et gâtés. Mais non, mon cher directeur avait riposté franchement que, oui, « même les plus endurcis » trouvaient l’hiver « dur ».

Cet échange m’est revenu, le 20 janvier, lorsque je me suis retrouvé sur le toit d’un hôtel de Washington avec vue sur le Capitole, au loin, pour commenter sur un plateau de télévision française l’intronisation de Donald Trump à un deuxième mandat présidentiel. Il faisait anormalement froid — si froid que le 47e président américain avait supposément annulé la cérémonie en plein air pour le bien-être de ses « centaines de milliers de partisans », ainsi que celui de la police et de leurs chiens « K-9 », des secouristes, « et même des chevaux ».

Cette étonnante et soudaine empathie pour l’autre tranchait avec le temps métaphoriquement glacial qu’il faisait dans la rotonde du Capitole en raison de la présence infecte du président Trump. Jamais de ma vie n’ai-je entendu un discours politique américain d’une telle méchanceté ; jamais n’ai-je mieux compris pourquoi le psychiatre Robert J. Lifton traite Trump de solipsiste plutôt que de narcissique.

Un narcissique s’admire énormément, mais cherche quand même l’admiration d’autres humains et fait de temps en temps l’effort de séduire. Un solipsiste n’a « d’autre réalité que lui-même », dit Le Petit Robert. Il se fiche éperdument des autres, ou ne les voit pas. Comment expliquer autrement la juxtaposition des phrases suivantes devant son prédécesseur, Joe Biden, à quelques mètres de distance ? « L’unité nationale est maintenant de retour en Amérique » et puis « Nous avons aujourd’hui un gouvernement qui ne peut même pas gérer une simple crise intérieure, alors qu’il se heurte à une série continue d’événements catastrophiques à l’étranger ». L’unité nationale a beaucoup de chemin à parcourir, c’est clair, mais heureusement, « ma récente élection m’a donné un mandat pour renverser complètement et entièrement une trahison horrible et toutes les nombreuses trahisons qui ont eu lieu […] ».

Trump a rappelé avoir survécu aux balles d’un assassin : « j’ai ressenti à ce moment-là, et je crois encore plus maintenant […] que j’ai été sauvé par Dieu afin de restaurer de nouveau la grandeur de l’Amérique ». Tout de même ! Jésus ne s’est pas rendu aux urnes avec une carte d’identité et Trump a gagné le vote populaire par seulement 1,5 % des voix. À juste titre, le nouveau président n’a pas posé sa main sur la Bible lorsqu’il a prêté serment.

Depuis toujours, je me moque de Trump, refusant de le prendre au sérieux, et je suis encore plus critique à l’égard des démocrates égoïstes et corrompus qui nous ont légué ce clown milliardaire. « On doit le succès de Trump à Bill Clinton et à sa sacrée ALENA », je rigole. « À Clinton et à ses amis néolibéraux de nous sortir du bourbier ! »

En vérité, je n’ai jamais eu peur de Trump, et je compte le combattre sur tous les fronts en brandissant l’étendard de la Constitution. On pourra me traiter d’endurci ; je suis surtout immunisé contre la panique et la retraite. Mais je me souviens aussi de Bernard Descôteaux, et j’avoue que même les plus endurcis peuvent avoir peur.

« Reprendre » le canal du Panama et le Groenland ? Louanger le président William McKinley, champion des impôts douaniers, certes, mais aussi l’archi-impérialiste qui a provoqué la guerre contre l’Espagne et saisi Cuba, Porto Rico, Guam et les Philippines ?

La veille de l’intronisation, j’avais assisté au bal du couronnement au légendaire hôtel Watergate, où ce qu’on pourrait appeler poliment « la droite dissidente » s’était rassemblé pour fêter la victoire de Trump. Parrainé par Passage Press, un éditeur, disons moins poliment, d’extrême droite, le Moretti Grand Ballroom était bondé. Le beau monde trumpiste, en smoking et décolleté, se régalait d’un repas pas tout à fait « made in America » (Moët & Chandon, chablis, haut-médoc, filet mignon, sauce bordelaise).

L’intermittent conseiller de Trump et rival d’Elon Musk, l’hirsute Steve Bannon, s’est montré farouchement ému lors de son intervention : « Vous êtes ici pour commémorer la victoire la plus incroyable non seulement en politique américaine, mais dans notre politique […] vous êtes à l’avant-garde d’un mouvement révolutionnaire ! » Non satisfait de jouer le léniniste de la droite, Bannon s’est fait historien et classiciste : « Murdoch a envoyé un mémo : “nous allons en faire une non-personne” […] et [Trump] le savait. Il y est quand même retourné et il est revenu, comme Cincinnatus abandonnant sa charrue pour sauver son pays. Ça, c’est la plus grande démonstration de courage de l’histoire de notre politique. » Quelles que soient les vertus du patricien de la Rome antique, le « populiste » Bannon aurait aussi pu mentionner que son héros a été dictateur de la république à deux reprises.

Dans le nouveau monde trumpien, tout devient possible, et pas seulement la « libération » des émeutiers condamnés du 6 janvier 2021. Plus tard dans la soirée, devant l’orchestre jazz en pause, un personnage de la droite radicale, Jack Posobiec, a ajouté à sa liste de martyrs politiques qui méritaient la clémence un certain policier controversé : « Derek Chauvin sera libéré ! » a-t-il claironné, en hommage au meurtrier de George Floyd.

J’attends avec impatience l’effet unificateur du courageux César américain.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo