Désapprobation sociale
La construction d’un mégaposte électrique sur les jardins et les espaces verts de la Grande Bibliothèque ne passe pas, des mois après les premiers éclats d’une indignation populaire qui ne cesse d’enfler depuis. La mobilisation n’est pas que forte, elle est polymorphe, rassemblant aussi bien d’anciennes ministres que des sommités du monde universitaire, des artistes, des professeurs, des urbanistes, des architectes, des archivistes, des citoyens et des élus. Ceux-ci refusent de se faire les complices d’une « plaie » posée sur un quartier déjà déparé et souffreteux.
Quiconque fréquente le Quartier latin sait combien cet espace a été outragé par l’urbanisme autoritaire des années 1950, à qui on doit notamment cette vilaine tranchée qu’est devenue la rue Berri, à la hauteur de la côte à Baron. Rien dans ce qui a été présenté jusqu’ici, avec la bénédiction du gouvernement Legault, ne cherche vraiment à corriger cette infamie perçue comme une fatalité.
C’est un peu comme pour l’autoroute Métropolitaine. Fruit d’une aberration imaginée pour satisfaire tout le monde, l’ouvrage tarabiscoté doit être refait pour prolonger sa durée de vie. Annoncé en 2020, le chantier est toujours en attente de plans et de devis. Plutôt que de corriger les erreurs du passé, tout indique que la structure aérienne sera refaite à l’identique, sinon avec quelques améliorations cosmétiques.
Il en ira vraisemblablement de même pour cette portion du Quartier latin, qui verra enfin les tours de logements promises lever de terre. L’occasion de revitaliser le secteur pour les décennies à venir ne repassera pas. Le malheur, c’est que le trio au cœur de cette transaction — Hydro-Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et la Ville de Montréal — refuse de voir aussi large et de prévoir aussi loin. Si la méfiance populaire est devenue si grande, c’est que ledit trio a joué ses cartes en solitaire. Et à son seul avantage.
Il aura fallu l’aide de la Loi sur l’accès à l’information pour comprendre que le projet remonte aussi loin qu’en 2022, date à laquelle BAnQ a cédé ses terrains à Hydro-Québec pour ensuite en autoriser l’offre d’achat, en 2023. Il faut dire que l’institution culturelle a parfois flirté avec l’encre rouge. Elle gagne ainsi la somme d’un peu plus de 22 millions qui serviront à financer la Maison de la chanson dans l’ancienne bibliothèque Saint-Sulpice, devenue un poids financier.
À la fois juge et partie dans ce dossier, BAnQ a-t-elle pris la meilleure décision en hypothéquant les possibilités d’expansion et de développement du joyau national qu’est la Grande Bibliothèque ? Non seulement la question se pose, mais elle doit être publiquement débattue.
Du côté d’Hydro-Québec, le dossier a souffert d’une opacité que la confirmation du choix de terrain, le 6 février dernier, n’aura pas réussi à dissiper. Dans son document qui fait la recension de neuf scénarios possibles, on lit que huit ont été écartés. Le seul retenu est le terrain de BAnQ. Commode, n’est-ce pas ?
Or, on lit aussi que l’analyse des scénarios d’emplacements de remplacement a été finalisée en février 2025 ! Des années, donc, après la cession et l’offre d’achat du terrain par BAnQ. N’est-ce pas là placer la charrue devant les bœufs ? L’équivalent d’un « acheter maintenant, évaluer plus tard », en quelque sorte ? Comment, dans ces conditions, prêter foi à l’exercice ?
Quant à la Ville de Montréal, elle affirme n’avoir aucun rapport de force face à la société d’État. Elle explique avoir fait au mieux en cédant des droits de servitude contre la promesse d’un concours architectural et une place à la table pour défendre un projet « le plus acceptable possible ». Était-ce là tout ce qu’elle pouvait négocier ? On en doute. Après tout, la Ville a déjà dit non à Hydro. C’était pour l’Îlot voyageur, et la société d’État n’avait pas rechigné.
Ne reste maintenant qu’une formalité pour que le projet du mégaposte électrique se concrétise : l’adoption d’un décret d’autorisation d’aliénation par le gouvernement Legault. Entend-il toutes ces voix qui cherchent à le dissuader de le faire ? Lui qui se dit très attaché à l’acceptation sociale devrait sérieusement l’envisager.
Valeur cardinale inscrite à l’ADN des grands dossiers gouvernementaux, « l’acceptabilité sociale ne se quantifie pas, elle se décrit », affirme le gouvernement. Même en marginalisant la force du nombre, ici impressionnante, le fort vent de désapprobation qui souffle charrie une foule d’images évocatrices et d’arguments massue qui en disent long sur la détermination de tous ces gens à vouloir penser le Quartier latin en dehors d’un « bloc de béton », si bellement habillé soit-il. (Ce dont on doute à bon droit, les exemples d’ambitions architecturales abandonnées étant légion.)
Le Quartier latin est déjà si mal en point. Peut-on vraiment risquer de lui porter un coup fatal sans avoir la certitude que c’était bien là la seule option viable ?
Québec peut encore retourner tout ce beau monde à sa table à dessin. Vivement qu’on en ait le cœur net, et cette fois, en toute transparence.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.