Éviter le gâchis

Le gouvernement du Québec a imaginé dès 1996 un lieu extraordinaire de savoir et de culture pour Montréal et le Québec tout entier ; le lieu vivant, dynamique et ouvert sur la ville qu’est maintenant la Grande Bibliothèque. Son succès est indéniable, avec son 1,5 million de visiteurs par année.
Jamais n’aurait-on pu concevoir que cette belle histoire allait connaître un tel revirement à la faveur du chapitre qui s’est déroulé récemment : l’institution a bradé une grande partie de son terrain pour permettre l’installation d’un poste de transformation électrique. En échange de 22 millions de dollars, elle a dit adieu à 75 % de son jardin d’art et de lecture, mais aussi, et pour toujours, à ses propres possibilités d’expansion et de développement, qu’elle aurait pu concrétiser un jour en occupant elle-même cet espace de premier choix au cœur de la cité. Je le déplore vivement.
Qu’il soit su que, dans les discussions qui ont mené au choix d’établir la Grande Bibliothèque à l’emplacement de ce qui était jadis le Palais du commerce, d’aucuns avaient soulevé que le terrain choisi — un quadrilatère entier en fait — était beaucoup plus grand que ce que requerrait l’immeuble lui-même, alors que cela constituait pour le gouvernement une occasion absolument favorable pour l’avenir qui, on le sait, dure longtemps. Fallait-il se contenter de peu ? Non, surtout pas pour le livre et la connaissance.
Dans l’édification de la Grande Bibliothèque, on oublie souvent aujourd’hui qu’il fallut trimer dur. Dans un contexte budgétaire difficile, les uns faisaient valoir que le Québec n’avait pas d’argent pour ça, alors que d’autres trouvaient qu’il n’y en avait que pour le béton. Avec Lucien Bouchard, nous avons doublé la construction de réels efforts qui ont porté leurs fruits, à travers une Politique de la lecture et du livre assortie d’un grand sommet comparable dans la forme à celui sur l’économie et l’emploi, car, encore là, nous rêvions grand.
User d’imagination
Nous avions en tête l’Histoire. Celle de l’index. Celle aussi du philanthrope Andrew Carnegie, qui permit la construction de plus de 2500 bibliothèques dans le monde, dont 125 au Canada, mais aucune au Québec à cause des objections du clergé.
On ne peut pas blâmer Hydro-Québec d’avoir eu des visées sur le lieu. À l’évidence, la solution — celle de déplacer le désuet (et horrible) poste Berri, au sud de la rue Ontario — apparaît facile. Mais si ce terrain avait été occupé par une quelconque construction, qu’aurait alors fait la société d’État ? Certainement pas couper le courant à tout ce secteur névralgique du centre-ville. Il aurait fallu user d’imagination, et on est en droit de se demander si l’exercice a été fait et poussé à ses ultimes limites.
Pourrait-on imaginer pareille installation électrique sur le site même de la bibliothèque François-Mitterrand, contiguë à la Bibliotheca Alexandrina, ou sur le site de la bibliothèque du Congrès américain, sans même qu’elle soit séparée par une rue ?
On nous assure aujourd’hui que ce sera beau, que ce qu’on verra en surface s’agencera avec la vision du milieu, en supposant qu’il y aura une portion souterraine. Les livres, justement, regorgent de projets lancés avec faste et promesses et qui, au premier dépassement de coûts, ont été charcutés de leur attrait, de leur beauté. Dernier en lice, le projet de dalle-parc au-dessus de l’échangeur Turcot peut d’ailleurs en témoigner depuis le cimetière où il repose.
Ce que je m’explique mal, c’est comment, par deux fois, le conseil d’administration de Bibliothèque et Archives nationales (BAnQ) a pu prendre des décisions aussi fondamentales pour l’avenir de l’Institution sans consulter la population, sans même interpeller l’opinion publique. D’abord en juin 2022, au moment où il a cédé les terrains, puis en mars 2023, lorsqu’il a autorisé l’offre d’achat.
Un gâchis évitable
En 1998, le gouvernement du Québec avait pourtant minutieusement évalué publiquement les possibles sites, parmi lesquels figuraient aussi le Terminus voyageur d’antan et l’îlot Balmoral, du côté ouest de ce qui est plutôt devenu la place des Festivals. Des consultations avaient été tenues, des groupes et des individus avaient défilé devant moi pendant des jours. Un travail sérieux avait été accompli pour analyser notamment la complémentarité du milieu, l’accessibilité au site et ses caractéristiques, l’impact du projet et sa mise en œuvre.
Dans un rapport de la vice-présidence à la construction qu’on trouve aujourd’hui en ligne, le site retenu se démarquait notamment en raison de l’aménagement possible d’une place publique et de son potentiel d’expansion. On est en droit de se demander où est le rapport de BAnQ qui est venu au cours des dernières années étudier avec le même sérieux l’impact qu’allaient avoir ses propres décisions sur l’avenir de son vaisseau amiral.
Pour que le projet se concrétise, le gouvernement du Québec doit encore adopter un décret d’autorisation d’aliénation. Mais il peut aussi activement chercher une solution qui ne vient pas altérer de façon irréversible le projet original de la Grande Bibliothèque avec BAnQ, Hydro-Québec et les autres parties concernées. J’invite le ministre de la Culture et des Communications et le premier ministre du Québec à choisir la deuxième option et à éviter un gâchis.
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