Un David sur les rotules
Devant les velléités expansionnistes de Donald Trump, le Québec jouit d’un atout que le ROC (rest of Canada) n’a jamais su cultiver : sa culture distincte. Sa capacité à créer et à rêver en français aura fait de lui un David agile face au Goliath américain. Alors que se dessine un combat que l’on devine déjà existentiel, il faut cependant s’inquiéter des signes de détresse que notre pauvre David aligne ces jours-ci avec une régularité de métronome.
Cela fait des années que les artistes dénoncent des conditions de misère. Quiconque fréquente la section culturelle de ce journal sait combien l’ordinaire des artistes et des petites compagnies de création se concrétise souvent au rabais ou à perte. Encore mercredi dernier, ils ont été nombreux à braver le froid pour réclamer une hausse considérable du budget du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ).
Inflation et indexation commanderaient aujourd’hui un budget annuel de 200 millions de dollars, calcule la Grande Mobilisation des artistes du Québec (GMAQ). C’est peu ou prou 40 millions de dollars de plus que ce qui a été prévu pour 2024-2025. La marche paraît énorme ? Tout dépend du point de comparaison. Quarante millions, c’est une goutte d’eau dans les dépenses québécoises de 2024-2025, qui devraient dépasser les 161 milliards.
L’élastique culturel a été si étiré, qu’à la détresse des artistes s’ajoute maintenant celle d’institutions aux fondations infiniment plus solides. Ce glissement témoigne d’une fragilisation impossible à nier. On n’en est plus au gras, ni même à la chair ou aux muscles, c’est la colonne vertébrale de notre écosystème culturel qui est touchée.
Même les colosses tremblent. C’est le cas du Musée de la civilisation de Québec (MCQ) qui doit retrancher 2 millions de dollars de ses budgets sous pression. Congédiements, réductions, réaffectations : 24 employés sont touchés par ce régime minceur qui annonce une révision des programmations et de douloureuses pertes d’expertise. C’est le cas également du Musée régional de Rimouski. Le pilier de la culture dans le Bas-Saint-Laurent fermera bientôt ses portes au public pour une durée indéterminée, le temps de reprendre pied après une série de déficits.
Même l’Orchestre Métropolitain (OM) chancelle. Devant un effet ciseaux, l’institution montréalaise annule deux programmes de sa présente saison et envisage une programmation allégée pour 2025-2026 dans l’espoir de retrouver l’équilibre qui lui fait défaut. Idem pour Ex Machina, le joyau de Robert Lepage. La compagnie traverse des turbulences financières qui la poussent à suspendre la création de La trilogie des dragons, une de ses pièces phares, jadis saluée à Paris, à Londres, à Madrid et à Moscou.
En vérité, rares sont ceux qui ne jonglent pas avec les replis. En témoigne la fin de la gratuité universelle dans les musées les premiers dimanches du mois annoncée lundi. Au théâtre, la Bordée et Premier Acte ont déjà sorti le couperet et réduit les ambitions de leur programmation respective. Des festivals songent à faire de même. C’est le cas du Festif ! de Baie-Saint-Paul, alors que le Festival de la chanson de Tadoussac pense à recourir pour une première fois au sociofinancement.
À lire aussi
Cette liste constituée des nouvelles des derniers jours est loin d’être exhaustive, et c’est en soi un drame. Le ministre de la Culture et ne veut pas de sommet national ni d’états généraux, soit. Mais Mathieu Lacombe ne peut plus se contenter de gérer à la pièce les crises qui s’amoncellent au pas de sa porte. Il lui faut urgemment produire un vrai portrait d’ensemble.
Qui tient encore le coup, et par quels prodiges ? Qui résiste de peine et de misère et, le cas échéant, en appuyant sur quels freins ? Qui tombe et panse ses plaies en espérant se relever bientôt ? Qui meurt dans l’indifférence ? Seule une mise en commun des savoirs et des ressources peut permettre de tirer des leçons profitables pour départager les modèles à reproduire de ceux qui sont à éviter.
C’est sa culture — et sa langue — qui donne au Québec son âme. C’est elle qui incarne le mieux la différence et la singularité québécoises. À ce titre, notre culture forme un formidable rempart contre l’envahisseur. Pour peu que les Québécois s’y reconnaissent, s’y attachent et s’y réfèrent.
Parmi les questions difficiles qui devront être vidées, il y aura celle de l’arrimage avec des publics de plus en plus volages. Il faudra bien sûr veiller à protéger la marge et la relève, qui sont souvent les premières à passer à la trappe. Mais il y a aussi des préférences et des envies dont il faudra prendre acte une fois pour toutes. Car il nous faudra avoir l’heure juste et le cœur à la bonne place pour sauter dans la mêlée.
De l’autre côté de la frontière, Goliath gonfle déjà le torse. « L’Amérique d’abord » annonce un rouleau compresseur culturel 2.0 dont on peine à mesurer la force et l’étendue, avec un retour en puissance des GAFAM qui devrait inquiéter le fédéral au plus haut point. Car Washington ne fera pas de quartier.
Que pourra alors faire contre lui notre David, si industrieux soit-il, s’il est déjà sur les rotules ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.