L’ennemi intérieur
Modèles par excellence de mixité et d’abordabilité, les coopératives d’habitation seraient-elles en train de perdre leur âme ? Des allégations de népotisme, d’embourgeoisement et de jeux de pouvoir s’accumulent au-dessus de ces toits très prisés. Celles-ci illustrent les dangers d’une autonomie de gestion tous azimuts qui peut devenir une arme à double tranchant.
L’aisance avec laquelle un climat de méfiance, voire d’intimidation ou de peur, peut s’installer dans ces milieux de vie à l’abri des secousses du marché est sans doute ce qui frappe le plus dans l’excellente enquête du Devoir. Cela tient à la nature même de ce modèle d’entreprise d’économie sociale. La loi accorde des pouvoirs immenses à son conseil d’administration (CA), y compris celui de décider des mesures disciplinaires à appliquer, dès qu’il le juge opportun, et jusqu’à l’exclusion pure et simple.
Or, vivre dans la crainte de perdre son statut de sociétaire peut avoir pour effet de lier les mains et les langues. Qui prendrait le risque d’exprimer un inconfort ou une dissidence en sachant que cela pourrait le mener droit à la rue alors qu’une crise aiguë de l’habitation fait rage ? Le contexte offre un terreau fertile aux abus et aux bassesses ordinaires. Comme placer ses billes à son avantage, par exemple.
C’est ce qui serait arrivé dans une coopérative de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, où quatre membres d’une même famille ont été élus au sein d’un CA comptant lui-même sept membres, trois d’entre elles siégeant également au comité de sélection, composé, lui, de cinq membres. Cette mainmise aurait permis d’alimenter « un climat de peur » au sein de cette coopérative, raconte le collègue Zacharie Goudreault.
Rien dans la loi n’empêche une famille ou un groupe d’individus de prendre le contrôle de ces immeubles. Mais si la loi permet beaucoup, son esprit invite certainement à plus de retenue. En théorie, tout le monde peut avoir accès aux coopératives d’habitation. Une partie doit cependant être réservée à des logements subventionnés afin d’assurer une mixité sociale. En pratique, les pressions extérieures (crise de l’habitation, vie chère, alouette) se sont toutefois multipliées au point de changer le visage des coopératives.
Déjà longues, les listes d’attente se sont singulièrement allongées. On y trouve plus de ménages moins séduits par ses valeurs coopératives qu’alléchés par ses prix à l’abri du marché. Le glissement est patent : la part des ménages gagnant 70 000 $ et plus est passée de 6 %, en 2017, à 15 %, en 2022. La part de ceux qui ont un revenu inférieur à 20 000 $ a fondu de 37 % à 19 % entre 2017 et 2022.
La majorité des quelque 1200 coopératives québécoises sont en bonne santé, bien que plusieurs soient vieillissantes. Elles n’en sont pas moins mal outillées pour affronter les défis de la vie en 2025. Sans politique de sélection bien encadrée, comment en effet assurer une sélection juste ? Sans surveillance adéquate, comment repérer les manquements et les abus chez les administrateurs ? Comment y mettre fin ?
Il faut certainement offrir plus de formation et de sensibilisation sur les conflits d’intérêts et les conflits de rôles. Il faut aussi plus de garde-fous. Et rendre ceux qui existent déjà plus efficaces, car la possibilité de faire appel est pour l’heure trop ardue. Le Tribunal administratif du logement n’a pas juridiction concernant le statut d’un membre d’une coopérative. La Cour supérieure, si, mais c’est un chemin qui s’avère difficile, car long, incertain et énergivore.
Dans son rapport 2020-2021, le Protecteur du citoyen s’était pour sa part étonné du refus de la Société d’habitation du Québec (SHQ) de s’intéresser à une affaire de harcèlement et d’intimidation dans une coopérative, comme elle en a le pouvoir. Il avait fini par la forcer à procéder à une enquête en bonne et due forme.
Le cabinet de la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, assure que la SHQ a compris la leçon et qu’elle exerce une surveillance « plus étroite » de l’activité des coopératives. Il convient toutefois qu’elle pourrait faire mieux pour améliorer les pratiques de sélection des membres, ce sur quoi elle plancherait actuellement.
L’idée de déléguer la sélection à un organisme impartial pour trier les candidatures par le biais d’un guichet unique devrait aussi être évaluée par la ministre. Pour peu que ce guichet soit fonctionnel, bien sûr. On ne peut pas dire que Québec nous a fait la démonstration de son expertise avec la saga entourant celui des services de garde. Chat échaudé craint l’eau froide.
Chose certaine, un grand dépoussiérage s’impose. C’est aussi l’avis des partis de l’opposition à l’Assemblée nationale, qui ont dénoncé les effets des lacunes révélées par Le Devoir. Propice à l’entre-soi, l’époque est dure pour les ascenseurs sociaux que sont les coopératives d’habitation. Éviter qu’ils ne tombent en panne en les dotant d’un meilleur encadrement devrait figurer parmi les priorités de la ministre Duranceau pour nous sortir de la crise.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.