Des vices dans le choix des locataires de certaines coops d’habitation

Le Devoir
Enquête

Le processus de sélection des locataires soulève d’importantes questions dans certaines coopératives d’habitation, où rien n’empêche une famille ou un groupe d’individus de prendre le contrôle de ces immeubles dotés de logements abordables en partie financés par l’État. Une situation permise aux yeux de la loi, mais qui préoccupe de nombreux acteurs du milieu, qui appellent à des changements.

Ainsi, dans une coopérative de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, trois membres d’une même famille siègent à un comité de sélection de cinq personnes ayant comme mandat de choisir ceux ou celles qui occuperont les logements laissés vacants dans l’immeuble, a appris Le Devoir.

Ces trois personnes font partie des quatre membres d’une même famille qui ont été élus au sein du conseil d’administration de cette entreprise d’économie sociale au cours des dernières années. Ces quatre personnes, parmi lesquelles on compte le président démissionnaire du CA, représentaient jusqu’à mardi la majorité des sept membres de cette instance. Le CA prend des décisions importantes : il choisit notamment les nouveaux occupants du bâtiment après avoir reçu les recommandations du comité de sélection.

Cette situation a contribué à l’instauration d’un « climat de peur » au sein de la coopérative, selon deux membres ayant requis l’anonymat par crainte de représailles. Le Devoir les a rencontrés dans leur logement respectif. Leurs propos ont été corroborés par deux personnes ayant vécu dans cette coopérative pendant plusieurs années avant de la quitter en raison du climat instauré, selon eux, par certains membres de son CA.

« Ce sont des amis et des membres de la même famille qui siègent au CA, donc ça crée des conflits et ça nuit à la prise de décisions pour le bien de la coopérative », relève l’une de nos sources. Les personnes contactées par Le Devoir affirment que les membres de cette famille ont chaque fois été réélus, dans le cadre de votes à main levée, par des locataires craignant de s’opposer à eux.

Le conseil d’administration de cette coopérative n’a pas répondu aux questions du Devoir avant la publication du présent reportage, bien que notre demande lui ait été acheminée plusieurs jours auparavant.

Deux membres de la coopérative affirment d’ailleurs vivre dans la peur de perdre leur statut de sociétaire, qui leur permet de bénéficier d’un loyer nettement inférieur à ce que propose le marché privé, en raison de l’opposition qu’ils ont exprimée à certaines décisions prises par le CA.

En vertu de la loi, ce dernier dispose en effet du pouvoir d’exclure des membres de la coopérative. Une autorisation judiciaire n’est donc pas nécessaire, même si une telle décision peut avoir pour effet de faire perdre son logement abordable à un locataire à faible revenu, souligne l’avocat spécialisé en droit du logement Manuel Johnson, rencontré dans ses bureaux, sur la rue Beaudry.

Photo: Jean Balthazard Le Devoir

C’est d’ailleurs le quart des logements de cette coopérative qui sont subventionnés par l’État de façon que leurs locataires puissent ne débourser que 25 % de leur revenu pour se loger.

Le 20 janvier, le jour même où Le Devoir a contacté par courriel le conseil d’administration de cette coopérative afin de l’informer des informations recueillies dans le cadre du présent reportage, la secrétaire et le président du CA ont annoncé leur démission. Celle-ci est effective depuis le 28 janvier.

Pas un cas unique

D’autre part, Le Devoir a été en mesure de confirmer auprès de plusieurs sources que le vice-président du conseil d’administration d’une coopérative d’habitation de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension a obtenu un logement pour son fils dans cette même coop il y a quelques années. Une administratrice qui était alors membre du comité de sélection y a pour sa part obtenu un logement pour sa fille dans les dernières années.

Cette administratrice assure cependant s’être retirée du processus de sélection impliquant sa fille « puisqu’il y avait un conflit d’intérêts ». Le vice-président du CA n’a quant à lui pas répondu à notre demande d’entrevue faite par courriel et par téléphone.

L’ensemble des membres du comité de sélection ont démissionné en bloc à la fin du mois de juin dernier « en raison de l’ingérence du CA », a confié une locataire qui en était membre au moment de sa dissolution. « Ça ne servait à rien » que le comité de sélection fasse des recommandations au CA, puisque ce dernier les rejetait souvent, ajoute-t-elle.

Le comité de sélection avait d’ailleurs demandé, auparavant, de recourir à une médiation afin d’améliorer ses relations avec le conseil d’administration. Mais ses demandes ont été refusées, montrent des documents internes obtenus par Le Devoir.

« Népotisme »

La Loi sur les coopératives ne limite pas le nombre de membres d’une même famille qui peuvent siéger au CA de ce type d’entreprise d’économie sociale.

Pourtant, « une fois que cette dynamique de népotisme s’installe, la gouvernance de la coopérative va être très difficile pendant des années, parce que là, on peut avoir une petite clique qui s’empare du conseil d’administration, contrôle un peu tout et peut imposer des mesures disciplinaires contre les membres qui chialent un peu trop, qui posent des questions difficiles en assemblée générale », relève l’avocat Manuel Johnson.

Photo: Jean Balthazard Le Devoir

« Après, c’est extrêmement difficile de se débarrasser de cette dynamique-là », les locataires souhaitant dénoncer une décision de leur CA n’ayant souvent pas d’autre option que de se rendre devant la Cour supérieure, ce qui implique d’importantes dépenses et beaucoup de patience, explique l’avocat.

Le directeur général de la Fédération de l’habitation coopérative du Québec (FHCQ), Patrick Préville, reconnaît pour sa part qu’il est « questionnable » que les membres d’une même famille accaparent le conseil d’administration de certaines de ces entreprises d’économie sociale. « Ça vient favoriser les membres d’une famille, ce qui est un peu antidémocratique et va même à l’encontre des valeurs coopératives » en plaçant plusieurs personnes en « conflit d’intérêts », relève-t-il en entrevue.

« Il ne faut pas détourner la coopérative de son sens premier, qui est de s’assurer qu’elle a un impact sur la collectivité. Et dans ce sens-là, il faut faire attention à bien vérifier qui on sélectionne pour joindre les rangs de la coopérative », notamment afin d’éviter que trop de membres d’une même famille y occupent des logements, poursuit M. Préville.

Des « coops de riches »

Le Québec n’impose pas un revenu maximal qui viendrait limiter l’accès des personnes bien nanties à ces logements abordables, bien que plusieurs coopératives prévoient un tel plafond dans leurs règlements internes.

Résultat : le nombre de locataires à faible revenu est en diminution dans les coopératives de la province, tandis que la part des ménages gagnant 70 000 $ et plus est passée de 6 % en 2017 à 15 % en 2022, selon la plus récente enquête socio-économique réalisée par la Confédération québécoise des coopératives d’habitation auprès de ses membres.

« C’est connu qu’il y a des “coops de riches”, qui vont référer des amis qui sont dans la même classe sociale qu’eux », soutient Karina Montambeault, organisatrice communautaire au Comité logement Ahuntsic-Cartierville. Elle se dit préoccupée par cette situation, au moment où les loyers grimpent en flèche à Montréal comme ailleurs au Québec, ce qui précarise la situation de nombreux locataires à faible ou moyen revenu. « Les coops devraient s’adresser en priorité aux personnes à faible revenu, tout en s’assurant de conserver une certaine forme de mixité. »

Or, « c’est très rare que tu trouves une coop qui fonctionne vraiment sur les valeurs qu’elle devrait avoir », relève Véronique Lamarre-Tremblay, qui est membre du CA d’une coopérative d’habitation de Montréal. Elle a occupé la vice-présidence de la FHCQ pendant un an, de 2021 à 2022.

En entrevue, elle relève l’existence de nombreux « jeux de pouvoir » et de « dysfonctionnements » dans des coopératives, où des « cliques » d’amis ou de membres d’une même famille prennent le contrôle de ces entreprises pourtant collectives. « Ce n’est pas du tout démocratique » dans certaines coopératives, confie-t-elle.

Un processus de sélection critiqué

Une situation qui s’explique en partie par le manque d’encadrement du processus de sélection des nouveaux membres des coopératives d’habitation, manque qui peut avoir pour effet de contribuer à une forme de discrimination dont pâtissent les candidats à faible revenu ou encore les membres de minorités visibles, évoque l’avocat Manuel Johnson.

Ce dernier demeure d’ailleurs lui-même dans un logement coopératif depuis une vingtaine d’années. Initialement, c’est l’accès à un tel appartement abordable qui lui a permis, à l’approche de la quarantaine, d’avoir la capacité financière de retourner aux études, en droit, tout en élevant quatre enfants.

Aujourd’hui, il reconnaît ne plus faire partie des personnes ayant le plus besoin d’un logement abordable, sa situation financière s’étant améliorée avec le temps. Il refuse toutefois de quitter sa coopérative, car il conteste le processus de sélection des candidats intéressés par les logements qui se libèrent dans son bâtiment. « Honnêtement, si je pouvais laisser mon logement à une famille comme nous l’étions à l’époque, qui est vraiment dans le besoin, qui paie 2000 $ par mois ou [dont les membres] sont tous entassés dans un quatre et demie sur le marché privé […], je quitterais mon logement demain matin », lance-t-il.

Néanmoins, cette « garantie » que son logement irait alors à un ménage qui a « désespérément besoin » d’une place en coopérative, il ne l’a pas en raison de l’autonomie dont disposent les coopératives dans la sélection de leurs membres.

« L’effet pervers de cette autonomie-là, c’est qu’on peut rencontrer des situations où les membres du comité de sélection décident qu’ils vont faire entrer leurs amis ; ils vont faire entrer des gens qui ont le même profil qu’eux », au détriment de personnes plus vulnérables, souligne M. Johnson. « Je ne dis pas que c’est le cas dans toutes les coopératives, mais oui, ça existe, et je le vois malheureusement assez souvent. »

Par courriel, le cabinet de la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, confirme avoir constaté « qu’il peut y avoir des lacunes dans le processus de sélection de certaines [coopératives] ».

Le cabinet assure d’une part que la Société d’habitation du Québec (SHQ) exerce « une surveillance sur l’activité » des coops, le gouvernement souhaitant offrir « de meilleurs services aux citoyens ». Il indique d’autre part que la SHQ « planche actuellement sur différentes initiatives pour améliorer les pratiques de sélection » des locataires de ces bâtiments.

La SHQ a d’ailleurs confirmé par courriel travailler sur « différentes initiatives qui ont pour objectif de permettre un accès le plus équitable possible aux logements subventionnés par l’État ». Il est toutefois trop tôt pour rendre celles-ci publiques, a ajouté l’organisation.

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