La romancière Antonine Maillet est morte

La dramaturge, romancière et traductrice Antonine Maillet, en 2018
Photo: Marie-France Coallier Archives Le Devoir La dramaturge, romancière et traductrice Antonine Maillet, en 2018

Ce n’est rien de moins que l’âme de la littérature acadienne contemporaine qui disparaît avec le décès d’Antonine Maillet, annoncé lundi.

Elle a lancé, accompagné et incarné la renaissance de la culture de l’Acadie de même que sa reconnaissance internationale. Son œuvre complète, déployée par une grande érudite doublée d’une fabuleuse conteuse sur une cinquantaine d’ouvrages, décortique, expose et célèbre l’histoire et la langue de sa petite nation francophone des Amériques.

Antonine Maillet s’est éteinte « paisiblement » dans la nuit du 17 février à son domicile montréalais, selon le communiqué diffusé par son éditeur, Leméac. Elle avait 95 ans.

Dramaturge, romancière (y compris pour les enfants), traductrice de Shakespeare et de George Bernard Shaw, elle a acquis sa renommée canadienne avec la pièce La Sagouine (1971) et s’est fait connaître dans toute la francophonie en remportant le prestigieux prix Goncourt avec Pélagie-la-Charrette (1979). Elle reste la seule écrivaine canadienne, Québec y compris, à avoir reçu cet honneur, qui lui a permis d’écouler un million d’exemplaires de son roman.

Antonine Maillet naît à Bouctouche, au Nouveau-Brunswick, le 10 mai 1929. Elle se décrit comme « une enfant turbulente » et comme une grande lectrice amoureuse des contes et du folklore. Elle assume cette passion en étudiant en lettres au collège Notre-Dame d’Acadie, où elle dirige le journal étudiant, puis à l’Université de Moncton. « Lorsque j’ai reçu mon baccalauréat, en 1950, nous n’étions que quatre filles parmi toute la cohorte de garçons », a-t-elle rappelé bien plus tard. « Mère Jeanne de Valois nous a alors dit à toutes les quatre : “L’Acadie n’existera peut-être plus dans 50 ans, mais si elle existe encore, ça va dépendre de vous, les femmes, parce que c’est vous qui assurerez l’éducation en Acadie.” »

Antonine Maillet rend hommage à cette figure tutélaire dans Les confessions de Jeanne de Valois (1992) en revenant sur une année dans la vie de la religieuse et pédagogue acadienne (1899-1995), fondatrice du collège Notre-Dame. L’élève diplômée enseigne la littérature dans son alma mater pendant quelques années, publie deux romans, Pointe-aux-Coques (1958) et On a mangé la dune (1962), et s’installe au Québec pour défendre un doctorat sur Rabelais, d’abord à l’Université de Montréal, puis à l’Université Laval, en 1969. « Toutes les histoires d’Acadie que j’ai racontées découlent de cette démarche de recherche, que j’ai entamée lors de mon passage à l’Université de Montréal », a résumé Antonine Maillet des années plus tard.

Dans Don l’Orignal et d’autres romans et pièces, elle joue de la subversion carnavalesque et de la parodie pour élaborer ses histoires remplies de gens d’en bas et de débordements festifs. Ses œuvres de la maturité ont aussi beaucoup emprunté aux fables en mettant en scène des animaux. C’est le cas par exemple de L’oursiade (1990). Elle adopte aussi alors des sujets plus autobiographiques, en parlant de la quête des origines et de sa propre enfance, notamment dans Le temps me dure (2003) et Fais confiance à la mer, elle te portera (2010).

Son installation au Québec ne l’a jamais éloignée du patrimoine et des sujets de sa terre natale, où les femmes fortes et indépendantes occupent une place centrale. Dans Mariaagélas (1973), elle raconte la vie d’une femme pirate contrebandière à l’époque de la prohibition. Madame Perfecta (2001) s’inspire de la vie d’une immigrante espagnole au Canada, en fait celle de la vraie aide-ménagère de l’écrivaine.

La Sagouine et Évangéline

La Sagouine appartient à cette sororité. La « pièce pour femme seule » donne la parole unique à une fille de pêcheur devenue femme de pêcheur et laveuse de planchers à 72 ans. Les propos vifs et lucides de la « guénillouse », remplis d’humour, mais aussi d’une franche colère face aux innombrables injustices, reflètent une langue du pays poétisée, où se bousculent les mots anciens et des sonorités archaïques, que l’autrice avait déjà utilisés dans Les Crasseux (1968). La Sagouine parle avec truculence d’elle-même, de ses proches et de son peuple, de ses misères et de ses joies personnelles, comme des exploitations et de la résilience des Acadiens.

La pièce a d’abord été lue par Mme Maillet elle-même sur les ondes de Radio-Canada, avec son propre accent typique où les « r » roulaient à plein régime. Le soliloque est présenté une première fois sur scène à Moncton avec l’actrice Viola Léger, qui en fera le rôle de sa vie, puis repris plus de 2000 fois pendant cinq décennies au Canada comme en Europe. Née au Massachusetts en 1930, devenue sénatrice en 2001, Mme Léger est décédée en janvier 2023.

Le texte et son interprétation ont contribué à refonder le théâtre acadien, un peu comme la pièce Les belles-sœurs de Michel Tremblay a marqué une étape décisive du renouveau de la scène québécoise. En alliant sur scène la tradition et la langue populaires, le monologue a une incidence profonde sur la dramaturgie subséquente en Acadie et sur la perception que la société acadienne a d’elle-même. La pièce, entièrement consacrée à une antihéroïne, contribue à forger un récit national de substitution à la vision mythique et martyrisante concentrée dans l’Évangéline de Longfellow (poème épique en anglais sur la déportation de 1755), repris ad nauseam jusque dans les années 1960.

Pélagie et Évangéline

Le roman Pélagie-la-Charrette, paru au Québec chez son éditeur de prédilection Leméac et en France chez Grasset, a une incidence tout aussi importante pour la culture acadienne et pour sa star littéraire. Le roman raconte le retour en Acadie d’un groupe déporté au sud des États-Unis lors du Grand Dérangement de 1755. Le récit, fondé sur la réalité historique, se situe entre la chronique et l’épopée. La longue marche racontée par la conteuse dure une décennie de souffrances. Elle traverse le continent, sa géographie et son histoire, mais aussi les grands mythes de la littérature.

« Pélagie-la-Charrette est, au sens exact du terme, une odyssée, c’est-à-dire plus que le récit d’un voyage rempli d’aventures, l’histoire d’un retour », écrit Robert Melançon dans Le Devoir du 29 septembre 1979. « Épopée du retour au pays natal, grand conte qui fait la somme de tous les contes d’une tradition touffue, ce roman est aussi l’admirable portrait de cette Pélagie qui lui donne son titre. Portrait épique et très haut en couleur d’une héroïne où s’incarne mieux que dans la résignation de quelque Évangéline l’extraordinaire volonté de vivre de l’Acadie. Depuis La Sagouine, Antonine Maillet a créé de nombreux portraits de femmes, mais il n’en est peut-être pas de plus chargé d’humanité que la Pélagie de ce roman. »

Photo: Jacques Grenier Archives Le Devoir

Le Goncourt lui est attribué au second tour des votes en novembre 1979, tandis que l’Acadie célèbre son 375e anniversaire. Antonine Maillet devient la sixième femme seulement à recevoir ce prix fondé en 1892. Elle avait raté la récompense par une seule voix deux ans plus tôt avec son roman Les cordes-de-bois.

Antonine Maillet a reçu beaucoup d’hommages et de récompenses dans sa longue vie. Elle a été professeure invitée à l’Université de Montréal et à l’Université de Californie à Berkeley, ainsi que chancelière de l’Université de Moncton de 1989 à 2001. Elle a reçu l’Ordre du Nouveau-Brunswick (2005) et la Légion d’honneur (2004). Elle a aussi été nommée Grande Montréalaise (1991), officière de l’Ordre national du Québec (1990) et Compagnon de l’Ordre du Canada (1981). Une vingtaine d’universités lui ont également décerné un doctorat honorifique.

Une école primaire à Oshawa, en Ontario, porte son nom. Elle-même a longtemps habité dans la rue Antonine-Maillet, à Outremont, nommée en son honneur, avec sa compagne Mercedes Palomino (1913-2006), cofondatrice du théâtre du Rideau vert à Montréal.

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