«Mon testament»: l’incommensurable héritage d’Antonine Maillet

L’autrice de ces lignes a à peine mis le pied dans la vaste demeure d’Antonine Maillet, à Montréal, qu’elle est arrêtée dans son élan. « Es-tu entrée du pied gauche ? » Incertaines, nous refranchissons le seuil. « En Acadie, quand on entre chez quelqu’un pour la première fois, on fait un voeu et on entre du pied gauche. »
Chose faite, nous entamons le tour du propriétaire. Sur les murs, des clins d’oeil à la Sagouine — personnage culte de l’autrice acadienne —, à sa pièce du même nom et à son pays abondent. Sur les étagères et dans les bibliothèques encastrées, à côté des livres de Shakespeare, de Cervantes et d’Euripide, s’accumulent les innombrables médailles, doctorats honorifiques et prix littéraires de l’écrivaine, dont un prix Goncourt — le premier de l’histoire offert à une francophone hors Europe.
Tout, dans cette maison, rappelle l’important legs d’Antonine Maillet et de ses plus de soixante années à donner une voix, à défendre et à faire briller la culture acadienne partout à travers la francophonie.
Du haut de ses 93 ans, la romancière et dramaturge n’a rien perdu de l’imagination et de l’émerveillement qui sont généralement réservés aux enfants. Pourtant, consciente de la course effrénée du temps, elle ne peut s’empêcher de commencer à penser à ce qui adviendra de son legs littéraire une fois la fin venue.
« Je n’ai pas eu d’enfants et, en même temps, j’ai tellement d’enfants. J’ai toute l’Acadie, affirme celle qui aime aussi 99 arrière-petits-neveux et nièces. Il y a même un arrière-arrière-petit en construction. Puis, en réfléchissant à mes héritiers, je les ai entendus. Mes personnages, qui me chuchotaient à l’oreille : et nous ? »
Il n’en fallait pas plus pour que le crayon s’active — « Le crayon est plus fort que l’imagination. C’est comme une flûte pour un flûtiste, ou le pinceau pour un peintre. Rien n’existe que dans ma tête. » Dans Mon testament, qui paraîtra le 15 juillet chez Leméac, Antonine Maillet entame un dialogue des plus savoureux avec douze de ses personnages les plus importants et leur lègue une part de son oeuvre, de son imaginaire ou de l’Acadie dont elle est encore aujourd’hui le plus fort symbole.
Inspirations
À la Sagouine, elle lègue le Pays de la Sagouine — sorti du papier pour prendre vie dans le réel, et qui ravit depuis trente ans des milliers de touristes confondus par l’imaginaire extraordinaire de sa créatrice. À Pélagie, qui a ramené son peuple à la maison après la déportation de 1755, elle offre cette Acadie nouvelle qui lui a survécu. À mère Jeanne de Valois, qui a permis la création du premier collège pour filles et d’une université française dans la région, elle donne sa plume. Et ainsi de suite pour Madame Perfecta, Tit-Rien, Pierre Bleu, Don l’Orignal et tous les autres.
Le lecteur n’est pas en reste dans cette démonstration de générosité. Antonine Maillet offre un cadeau inestimable à quiconque s’intéresse à la vie intérieure des artistes et à l’origine de leur oeuvre. Elle ouvre les portes de son atelier, de son imaginaire, révélant une interprétation inédite de son travail et dévoilant sa plus grande source d’inspiration : un certain Rabelais.
« La langue acadienne est cousine de celle de Rabelais. On a dû se battre pour garder la langue, la littérature, la pensée et le trésor français. Résultat : on a conservé la poésie, l’abondance de mots utilisés au Moyen Âge. Comme lui, je dis “râteau de l’échine” plutôt qu’“épine dorsale”. Comme lui, je ne parle pas seulement de gorge,mais de gosier, de gorgoton, de gargamelle et de gargotière », indique-t-elle en descendant le doigt le long de sa trachée.
Épopée de cuisine
En revisitant à travers ce testament l’univers d’Antonine Maillet, on comprend que ce dernier se situe quelque part entre le conte de fées et l’épopée : le premier, un rappel des éternels yeux d’enfants avec lesquels l’écrivain doit regarder le monde ; la seconde, inhérente à l’histoire de l’Acadie. « Une épopée raconte l’origine, la naissance d’un peuple. La naissance du peuple canadien-français appartient aux Acadiens. Nous sommes donc un peuple-épopée. J’ai ramené cette grande traversée à mon échelle, en créant, avec Pélagie, ce que j’appelle une épopée de cuisine. »
Cette trame de fond grandiose n’est qu’un prétexte pour ramener l’humanité à ce qu’elle a de plus précieux : le rêve, l’amour, le doute. L’aspect féerique de ses histoires lui permet aussi d’explorer des questionnements aussi intemporels que contemporains, tels que la lutte entre le bien et le mal, la place des femmes et l’indifférence. « Avec la Sagouine, j’ai raconté la vie de femmes invisibles, de laveuses de planchers qui étaient plus sages que bien des érudits. »
Elle cite, pour mémoire, l’une de ses inspirations, Sarah, qui lui avait un jour lancé ces mots retranscrits dans la pièce : « C’est point d’aouère de quoi qui rend une parsoune bénaise, c’est de saouère qu’a va l’aouère. » « Elle avait compris et répétait sans le savoir, sept siècles plus tard, les paroles de saint Thomas d’Aquin sur la quête du bonheur. C’est ce genre de choses que j’aime répéter. »
Bien qu’elle ait rédigé son testament, la grande écrivaine est loin d’avoir dit son dernier mot. Son prochain roman, un conte, mettra en scène trois enfants qui devront défier un cruel géant. Son nom ? Le roi Ovide XIX, bien entendu !