Informations cachées et explosion de coûts pour SAAQclic

L’implantation de SAAQclic avait provoqué de longues files d’attente dans les bureaux de la SAAQ en février 2023.
Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir L’implantation de SAAQclic avait provoqué de longues files d’attente dans les bureaux de la SAAQ en février 2023.

Des membres de la direction de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) ont caché des informations sur l’explosion des coûts et les risques associés au virage numérique de la société d’État, qui aura fini par coûter 1,1 milliard de dollars en dix ans.

La vérificatrice générale (VG) du Québec, Guylaine Leclerc, a déposé jeudi son rapport sur la saga SAAQclic, ce fameux virage informatique dont la conséquence la plus visible a été l’apparition de longues files d’attente dans les bureaux de la SAAQ en février 2023.

Outre les problèmes de gestion, la VG montre du doigt un possible conflit d’intérêts de la part de l’entreprise de logiciel qui a obtenu une partie du contrat de 612 millions pour effectuer ce passage au numérique.

« Ce n’est certainement pas un succès », a observé Mme Leclerc en point de presse. « C’est sincèrement une situation qui est problématique. Et c’est particulièrement problématique parce qu’on s’en va vers une transformation numérique au Québec qui est nécessaire. »

Des problèmes balayés sous le tapis

En 2017, la SAAQ avait estimé à 638 millions de dollars sur dix ans le coût de son « programme CASA », qui comprenait le nouveau système informatique de la SAAQ et la plateforme SAAQclic. Au bout du compte, l’aventure aura coûté 1,1 milliard, et elle n’a « pas encore engendré les bénéfices attendus », note Mme Leclerc.

Son rapport a suscité l’indignation générale à l’Assemblée nationale, tant chez les oppositions qu’au sein du gouvernement. « C’est très grave, ce qui est arrivé. […] De l’information fausse a été donnée au gouvernement », a réagi le premier ministre, François Legault. « De manière délibérée, des [gens à la SAAQ] ont transmis à des décideurs de l’information incomplète ou inexacte. C’est inacceptable, c’est quant à moi outrageux », a aussi lancé la ministre des Transports, Geneviève Guilbault.

Tout au long de son rapport, la VG montre du doigt, sans le nommer, l’ex-vice-président aux technologies de l’information (TI) de la SAAQ, Karl Malenfant. Issu d’Hydro-Québec, M. Malenfant n’est plus à l’emploi de la SAAQ aujourd’hui.

La VG relève qu’à partir de l’automne 2020, les équipes de M. Malenfant ont présenté au comité de direction et au conseil d’administration de la SAAQ des redditions de compte laissant entendre que la transformation numérique allait bon train.

Les indicateurs au sujet des coûts et des délais, identifiés en rouge ou en orange, sont soudainement tous passés au vert.

Photo: Capture d’écran Les redditions de compte pour le projet SAAQclic au fur et à mesure de son développement, telles que vues par la vérificatrice générale

Si une cible n’était pas atteinte, l’équipe des TI la modifiait, de sorte qu’elle donnait l’impression que l’objectif souhaité était atteint. « La façon de calculer, ce n’était pas correct », a souligné Guylaine Leclerc en point de presse. Pendant que « les retards s’accumulaient et [que] les coûts du programme augmentaient », la reddition de compte laissait croire le contraire.

De 2020 à 2022, la haute direction de la SAAQ et le conseil d’administration ont ainsi été laissés dans le noir par l’équipe responsable de la transition numérique, révèle le rapport.

En parallèle, la SAAQ transmettait « des informations incomplètes » à la Commission de l’administration publique de l’Assemblée nationale et au Conseil du trésor. « Ces communications ne faisaient pas état de dépassements de coûts par rapport au contrat » pour le virage numérique, écrit la VG.

L’actuel grand patron de la SAAQ, Éric Ducharme, était alors au Conseil du trésor. « C’est très difficile pour moi de comprendre tout ça », a-t-il affirmé au sujet du rapport. « Je ne veux pas accuser mes prédécesseurs, mais je n’ai jamais vu ça en 34 ans [dans la fonction publique québécoise]. »

Il a dit lancer un « diagnostic » au sujet de la transformation numérique.

Des avis, puis un drapeau rouge

Le rapport de la VG rapporte aussi que tout au long de l’année 2022, des avis écrits à propos de retards dans la réalisation et la qualité des tests ont été envoyés. L’un d’eux a été transmis à l’équipe responsable de la transition numérique, sans toutefois remonter à la haute direction.

Voyant que la moitié des tests finaux n’étaient pas terminés, le conseil d’administration a ainsi décidé en novembre 2022 de repousser la mise en service de SAAQclic à février 2023, sur recommandation de la direction de la SAAQ.

Quand la SAAQ a pris la décision de mettre SAAQclic en service, l’équipe responsable de la transition numérique n’a pas « informé adéquatement » son comité de direction et son conseil d’administration au sujet des tests qui devaient encore être effectués. Encore en janvier 2023, donc tout juste avant le lancement, « près de 20 % des tests intégrés finaux n’avaient pas été réalisés ».

Je ne veux pas accuser mes prédécesseurs, mais je n’ai jamais vu ça en 34 ans [dans la fonction publique québécoise]

Au même moment, une firme externe a émis en avertissement. « Cependant, ni le conseil d’administration ni le comité de direction n’a demandé à cette firme de formuler un avis officiel indiquant qu’elle était prête ou non pour la mise en service », lit-on dans le rapport. En clair, quand le feu vert a été donné, la SAAQ n’avait pas en main les assurances nécessaires.

Pourquoi la SAAQ est-elle donc allée de l’avant avec SAAQclic ? « Je ne suis pas en mesure de vous dire » ce qui s’est passé, a répondu Mme Leclerc. La ministre Guilbault s’est quant à elle défendue d’avoir fait pression sur la SAAQ pour que le projet soit lancé plus rapidement.

Rappelons que le Protecteur du citoyen a dit avoir avisé les hauts dirigeants de la SAAQ dès l’été 2022 des périls de sa transformation numérique. Les avis auraient été ignorés.

Un conflit d’intérêts ?

Le rapport révèle par ailleurs que l’une des trois entreprises ayant obtenu le contrat pour la transformation numérique a été active auprès de la SAAQ avant que la société d’État lance un appel d’offres. Évalué à 458 millions de dollars au départ, le contrat en question est désormais rendu à 612 millions, vu l’explosion des coûts.

Le contrat a été obtenu par une « alliance » formée par les sociétés LGS (propriété d’IBM) et SAP. C’est cette dernière qui est montrée du doigt, sans être nommée.

Cette entreprise allemande, qui conçoit et vend des logiciels, « a été impliqué[e] de façon importante dans l’évaluation des besoins de la SAAQ, ainsi que des bénéfices et des coûts associés à l’implantation » d’un nouveau système informatique. SAP a même participé à « de multiples ateliers de travail et échanges pendant cinq mois avec plus de 40 représentants de la SAAQ ». En décembre 2014, elle a remis un rapport dans lequel elle a recommandé son propre logiciel pour remplacer les systèmes informatiques de la SAAQ.

« C’est certain que [cette entreprise] avait un avantage [pour] préparer l’appel d’offres, d’autant plus que le délai pour réaliser l’appel d’offres était assez court », a relevé Mme Leclerc en point de presse.

Services plus longs, moins utilisés en ligne

Et aujourd’hui ? « Les délais au comptoir sont toujours plus longs, il y a moins de personnes qui l’utilisent en ligne », a résumé Mme Leclerc devant les journalistes.

La SAAQ ne fait pas, non plus, de suivi serré sur les coûts de son nouveau système d’information, de sorte qu’elle ne peut dire si son virage numérique « génère des bénéfices supérieurs aux coûts », écrit-elle dans son rapport.

Par ailleurs, Guylaine Leclerc terminait son mandat en tant que VG avec le dépôt de ce rapport. « Ma nomination, en tant que première femme titulaire du mandat de vérificatrice générale du Québec, est venue entériner le fait que, s’il y avait un plafond de verre pour la gent féminine, il a été brisé », a-t-elle pris soin de noter dans le document.

À voir en vidéo