Reconnaître la Palestine

« Ce n’est pas nous qui libérons la Palestine. C’est la Palestine qui nous libère. » Je traduis ici librement une formule qui circule abondamment sur les médias sociaux depuis octobre 2023. L’idée peut être comprise et déclinée sous mille et une formes. Voici quelques exemples de ce que j’en comprends, personnellement, en février 2025.

1. Sur la violence. Celles et ceux qui ont vu pratiquement en direct sur les médias sociaux les images des hommes, femmes et enfants palestiniens morts, démembrés, déchiquetés par des bombes principalement américaines ont compris le niveau de violence dont non seulement Israël, mais les États-Unis d’Amérique — et leurs alliés — sont capables. Ces images rendent inadmissible la dichotomie hollywoodienne selon laquelle l’ordre mondial serait nettement divisé entre les barbares sanguinaires d’un côté et les humanistes occidentaux de l’autre. En particulier pour la jeune génération, ces images ont non seulement suscité l’horreur, mais aussi provoqué une grande réflexion politique.

2. Sur la solidarité. Il y a eu et il continue d’y avoir un grand écart entre les images brutes d’une violence inouïe que les Palestiniens eux-mêmes rendent accessibles sur les médias sociaux et les sujets et angles priorisés par les grands médias européens et nord-américains. Devant cet écart, plusieurs se sont demandé : quels sont les autres massacres de populations civiles auxquels les médias traditionnels ne font pas attention ?

C’est ainsi que TikTok et, dans une moindre mesure, Instagram sont devenus des lieux d’éducation populaire sur les crises au Soudan et au Congo, où l’insécurité, la faim et la violence touchent des millions de personnes. L’accès facile aux images d’un peuple qui se meurt dans l’indifférence des grandes puissances a nourri une volonté d’apprendre sur l’autre peuple, et l’autre peuple encore. C’est là un mouvement de prise de conscience planétaire dont bien des médias devinent à peine l’existence.

3. Sur la liberté de presse. La semaine dernière, un rapport spécial du Committee to Protect Journalists a annoncé que l’année 2024 avait été la plus meurtrière pour les journalistes depuis la fondation de l’organisme en 1981. Ce sont 124 journalistes qui ont été tués dans le monde l’an dernier, dont 85 par Israël (82 à Gaza et 3 au Liban). Mais pour comprendre le rôle du conflit dans les attaques à la liberté de presse, il faudrait aussi parler des salles de nouvelles bombardées à Gaza ou fermées de force en Cisjordanie. Et ce, insistons, alors que Nétanyahou bénéficie d’un appui inconditionnel des Américains.

Alors que Donald Trump s’en prend à la liberté de presse à la Maison-Blanche, garder en tête la Palestine nous fait voir que les États-Unis, même sous les démocrates, permettaient déjà une attaque sans précédent contre le travail des journalistes sans qu’il y ait de dénonciation des principales associations de journalistes américaines — ni canadiennes d’ailleurs. Encore aujourd’hui, alors qu’il y a supposément un cessez-le-feu à Gaza, on a normalisé l’idée que les journalistes occidentaux n’ont pas accès au territoire. Peu de résistants ont encore la force de réclamer la réouverture d’un passage.

Avec tout ce qui se passe depuis le 20 janvier, on voit à quel point se battre pour la liberté de presse en Palestine, c’était se battre pour la liberté de presse tout court. Endiguer le virus de l’autoritarisme en périphérie de l’empire américain aurait certainement contribué à ce qu’il ne puisse en atteindre le cœur.

4. Sur le droit international. En janvier 2024, la Cour internationale de justice a trouvé qu’il était « plausible » qu’Israël ait commis des actes de génocide à Gaza. Elle a demandé qu’un ensemble de mesures soit pris pour diminuer ce « risque » pendant qu’elle continue d’étudier la question. Puisque les bombes qui tombent sur Gaza sont surtout américaines, la situation en Palestine a soulevé la question plus large : de quoi les États-Unis se croient-ils permis ?

Depuis janvier 2024, la situation humanitaire et politique de Gaza s’est détériorée. Donald Trump met la pression sur les pays arabes voisins pour évacuer la population palestinienne sans droit de retour — ce qui correspond à la définition du nettoyage ethnique.

Surprise, surprise : le gouvernement Trump se permet aussi de négocier le sort de l’Ukraine avec la Russie en marginalisant l’Ukraine même — voire toute l’Europe — de la table de négociation. Et ce, tout en menaçant la souveraineté nationale du Danemark, du Canada et de Panama. Alors, de quoi les États-Unis se croient-ils permis ? Pas mal tout. Et comment ont-ils renforcé cette conviction ?

En fin de compte, défendre le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, c’était défendre le droit à l’autodétermination de tous les peuples. Ça l’est toujours. Il est encore temps pour le Canada et la poignée de pays du G20 qui n’ont pas reconnu l’existence de l’État palestinien d’enfin changer leur vote aux Nations unies. Vu les menaces qui pèsent sur Gaza comme sur le droit international en général, cette reconnaissance tomberait à pic pour la protection des Palestiniens… et de nous tous. Une chose est sûre : on serait certains de se dissocier de Trump et de son impérialisme.

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Vous remarquerez que, dans ce texte, j’ai peu parlé concrètement des Palestiniens mêmes. C’est-à-dire comme humains qui vivent leur humanité comme nous tous, tant bien que mal, dans le meilleur et le pire, dans l’imperfection, bien sûr — et pour qui les droits de la personne devraient exister de manière inaliénable et inconditionnelle, comme pour nous tous. La Palestine, c’est bien sûr des gens, mais aussi — et c’est ce que j’ai tenté de démontrer ici —, vu le contexte politique, elle est devenue depuis longtemps une idée.

Et le problème avec les idées, c’est qu’elles ne meurent pas. Elles circulent. Et transforment notre manière de voir le monde. Malgré Biden. Malgré Trump. Donc, vous vous imaginez : certainement aussi malgré l’ingérence politique de Pascale Déry dans la liberté d’enseignement.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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