La ministre Pascale Déry encore accusée d’ingérence politique

Le Centre des affaires israéliennes et juives (CIJA), organisme sioniste de défense des droits juifs, a joué un rôle en amont de l’enquête déclenchée aux collèges Dawson et Vanier par la ministre — et ancienne administratrice du groupe — Pascale Déry.
En entrevue au Devoir, la vice-présidente québécoise du CIJA, Eta Yudin, a dit accompagner depuis plusieurs mois des étudiants juifs qui souffrent du climat « inacceptable » sur les campus, où s’expriment des tensions au sujet du conflit israélo-palestinien. « Est-ce qu’on explique les pistes possibles ? Est-ce qu’on encourage ceux qui ont vécu du harcèlement, de l’intimidation, de la violence, à faire part de leurs plaintes aux autorités d’une manière responsable et logique ? Absolument. Mais c’est normal », a-t-elle déclaré, en invoquant le « désespoir » que vivent les étudiants et leurs familles.
Mme Yudin a ensuite détaillé les divers chemins que peuvent prendre les signalements, en étant par exemple formulés à la police, à un établissement d’enseignement ou au ministère « à travers l’article 29 », a-t-elle précisé. Il s’agit de l’article de la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel que la ministre Déry a invoqué pour déclencher ses enquêtes.
« Beaucoup d’étudiants se sont servis de ce processus justement pour passer leur message et partager leurs inquiétudes et leurs plaintes, et je pense que c’est l’étape logique de déclencher une enquête pour voir ce qui se passe dans les cégeps », a souligné Mme Yudin.
Sur son site Web, l’organisme juif Fédération CJA se vante d’ailleurs d’avoir influencé la ministre avec l’aide du CIJA. Elle a écrit dans son bilan 2024 que l’enquête à Dawson et à Vanier a été « initiée grâce aux actions continues » de la Fédération CJA et du CIJA. « Nous sommes heureux de cette décision et nous continuerons de collaborer directement [“to engage directly”] avec la ministre et les établissements au cours du processus », avait aussi écrit le CIJA sur sa page Facebook, dans une publication en anglais.
Intervention sur le contenu d’un cours
Membre de la communauté sépharade, la ministre Déry a siégé au conseil d’administration du CIJA de 2016 à 2022. Le 4 février, la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) lui a transmis une lettre dans laquelle elle dénonce l’« instrumentalisation politique du processus d’enquête administrative » que ferait la ministre aux collèges Dawson et Vanier, de même que l’« apparence de conflit d’intérêts » dans laquelle elle se place en raison de son implication passée au CIJA.
En mêlée de presse mardi, Mme Déry n’a pas répondu aux questions portant sur ce possible conflit d’intérêts. Elle a en revanche reconnu avoir exprimé des réticences à propos du cours de français intitulé Appartenances palestiniennes offert au collège Dawson.
« Je suis effectivement intervenue sur le contenu du cours pour une simple et bonne raison, c’est que le contexte était vraiment explosif, a-t-elle justifié. Ce que j’ai demandé, c’est : pour éviter de jeter de l’huile sur le feu, est-ce que dans ce cours de français, […] on aurait pu éviter de parler d’enjeux plus sensibles et plus clivants ? » L’élue a souligné que « certains étudiants » avaient « des malaises » avec le contenu du cours.
Dans une récente enquête de La Presse, 10 enseignants ont dit avoir vu dans ce geste une ingérence de la part de la ministre. Des sources ont fait état au Devoir d’inquiétudes semblables. « Le jupon dépasse », a dit une personne. « Son rôle devrait être de protéger la liberté académique. Son biais personnel ne devrait pas influencer sa posture comme ministre », a dit une autre. Les deux intervenants ont parlé sous le couvert de l’anonymat en raison de leurs liens professionnels avec Mme Déry.
Pas la première fois
Mardi, la FNEEQ-CSN a réagi promptement aux aveux de Pascale Déry. Le syndicat s’est dit « profondément indigné par l’admission de la ministre, elle-même signataire de la convention collective des profs de cégeps, où elle s’est engagée à respecter la liberté académique ».
« Ce principe fondamental est même reconnu par l’UNESCO, qui rappelle que l’État ne doit jamais s’ingérer de la sorte. Cette bévue de la ministre indique qu’il est temps de renforcer et d’étendre la Loi sur la liberté académique [dans le milieu universitaire] au réseau collégial, comme le réclamait la Fédération dès 2021 », a fait savoir le président du regroupement syndical, Benoît Lacoursière.
Cette affaire est la deuxième dans laquelle la ministre Déry se fait reprocher une ingérence politique. En janvier 2024, elle a bloqué la nomination de Denise Helly au conseil d’administration de l’Institut national de la recherche scientifique. Elle avait reproché à cette professeure, qui s’intéresse dans ses travaux au multiculturalisme, à l’islamophobie, au racisme systémique et au mouvement anti-woke, d’avoir déjà invité le prédicateur Adil Charkaoui dans un colloque sur l’islamophobie. Le président de l’Université du Québec, Alexandre Cloutier, avait dit y voir de possibles problèmes liés à l’autonomie des universités et à la liberté universitaire.
Le syndicat représentant la professeure Helly avait vu dans la décision de la ministre une violation de la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, adoptée par le gouvernement de François Legault en juin 2022. Cette loi reconnaît notamment aux établissements d’enseignement le droit d’accomplir « leur mission sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale ».
Silence sur l’enquête en cours
Par l’entremise d’une demande d’accès à l’information, Le Devoir a demandé au ministère de l’Enseignement supérieur de lui fournir le nombre de plaintes et de signalements qu’il avait reçus depuis l’offensive du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. Il a refusé de fournir cette information en plaidant qu’il s’agit de données confidentielles.
Le ministère a par contre produit le mandat d’enquête rédigé par la sous-ministre, Paule De Blois. Dans celui-ci, Mme De Blois fait état « d’allégations portées à [son] attention concernant des comportements pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou psychologique des étudiants du collège Dawson et du collège Vanier ». Elle ne donne pas davantage de détails.
Quant aux deux collèges, ils ne souhaitent pas commenter l’enquête en cours.
François Carabin et Marie-Michèle SiouiLe titre de la version web de ce texte a été modifié après publication pour préciser la nature des accusations à l’égard de la ministre Déry.