Québec bloque la nomination au CA de l’INRS d’une prof étudiant le racisme systémique

La décision de la ministre Pascale Déry sème l’émoi dans le réseau de l’Université du Québec.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne La décision de la ministre Pascale Déry sème l’émoi dans le réseau de l’Université du Québec.

La ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, a semé l’émoi chez les professeurs, dans les partis d’opposition et dans les plus hautes sphères de l’Université du Québec (UQ) en bloquant la nomination d’une professeure qui s’intéresse, dans ses travaux, au multiculturalisme, à l’islamophobie, au racisme systémique et, depuis peu, au mouvement anti-woke

Le 20 décembre, la professeure titulaire Denise Helly, de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), a reçu un message du secrétaire général de son établissement qui l’avisait avec « regret » que sa candidature au conseil d’administration (CA) de l’INRS n’avait pas été « retenue » par le ministère de l’Enseignement supérieur. 

La raison ? Dans le courriel que Le Devoir a pu consulter, le secrétaire général, Michel Fortin, écrit à Mme Helly que la décision relève de la « discrétion ministérielle » et que, dans ce type de situation, « le ministère de l’Enseignement supérieur ne fournit aucune explication additionnelle ».

L’INRS fait partie du réseau de l’UQ. En entrevue, le président de l’UQ, Alexandre Cloutier, a dit s’inquiéter de cette intervention de la ministre, qui n’est pas « habituelle ». « Ça soulève deux enjeux. Un qui est lié à l’autonomie des universités et l’autre, celui de la liberté universitaire, mérite une attention d’analyse également », lance-t-il. Ces deux principes sont enchâssés dans la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire, adoptée par le gouvernement Legault en juin 2022. 

M. Cloutier a dit avoir sollicité — et obtenu — un rendez-vous avec l’équipe de la ministre Déry. « La rencontre est prévue à la fin du mois de janvier prochain, et c’est certain qu’on va faire valoir la validité de nos processus internes pour la nomination des membres de notre CA », a-t-il averti. Sollicité pour cet article, le cabinet de la ministre a refusé de commenter le dossier. À Québec, les partis d’opposition, eux, y ont vu un geste relevant de la censure. 

Dans un courriel envoyé au Devoir, l’INRS a dit avoir avisé le ministère du fait que « ne pas nommer une professeure désignée par son assemblée était inhabituel et contrevenait [à son avis] à l’autonomie universitaire ». En vertu de la Loi sur la liberté académique, « les universités doivent pouvoir accomplir leur mission sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale », ont aussi souligné dans un communiqué commun Jean-Charles Grégoire, président du Syndicat des professeurs de l’INRS, et Madeleine Pastinelli, présidente de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université. 

Un geste « inédit » et de la « censure », disent les partis d’opposition à Québec

La critique libérale en éducation, Marwah Rizqy, et le leader parlementaire de Québec solidaire, Alexandre Leduc, ont sommé la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, d’expliquer sa décision publiquement. « C’est un geste inédit, je ne me souviens pas d’avoir vu ça, pas dans le monde universitaire », a lancé Mme Rizqy, elle-même une ex-professeure. « J’enjoins à Mme Déry de réagir, parce qu’elle ne peut pas laisser entendre que c’est [une décision] arbitraire. Et sans explications contraires, c’est ce qu’on comprend », a ajouté M. Leduc. 

À son avis, « on fait face à un gouvernement qui, à moins d’avis ou de démonstration contraire, se met en situation de censure ». Sur le réseau X, un collègue solidaire de M. Leduc, Haroun Bouazzi, a dénoncé une décision « basée sur [la] lecture doctrinale, idéologique ou morale » de la ministre. « On pourrait parler de censure » si le blocage de la nomination de la professeure Denise Helly s’est bel et bien fait en raison des motifs que celle-ci soulève — c’est-à-dire ses orientations de recherche —, a aussi estimé Mme Rizqy. 

Mme Helly « a vraiment un CV impressionnant », a relevé l’élue, citant notamment le doctorat obtenu par la professeure à la Sorbonne de Paris. « Elle a fait d’innombrables publications et conférences, et elle est professeure titulaire, donc elle a passé toutes les étapes [pour accéder à ce titre] », a-t-elle souligné. « Ce que la ministre fait, c’est désavouer le processus, donc elle ne fait pas confiance aux membres pour la nomination. Mais, pire que ça, elle jette le discrédit sur sa candidature, donc ça, c’est une atteinte à la réputation », a-t-elle ajouté. 

Marie-Michèle Sioui

Bloquée pourquoi ?

Les deux syndicats exigent des explications de la ministre Déry au sujet du rejet de la candidature de Mme Helly, qui détient un doctorat de la Sorbonne. « À nos yeux, s’il est justifié, ce refus ne peut que reposer sur des motifs très sérieux, et ces motifs doivent être communiqués clairement et sans délai à toutes les instances impliquées. »

En entrevue, Mme Helly dit s’attendre à la même chose. « Si [la ministre] ne donne pas d’explication en exerçant son pouvoir discrétionnaire, ça devient de l’arbitraire », estime-t-elle. Faute de justification, elle formule des hypothèses pour expliquer le refus ministériel. 

De l’avis de la professeure, la décision pourrait constituer « de la discrimination selon l’âge, parce que j’ai 81 ans ».Ou alors relever de l’« ingérence », une « atteinte à l’autonomie universitaire et une tentative de politiser les débats ».Se disant encore très active dans la vie universitaire, Mme Helly tend à privilégier sa deuxième hypothèse, de concert avec une troisième, cette dernière voulant qu’elle ait été écartée en raison de ses orientations de recherche.

« Je travaille depuis 40 ans sur le multiculturalisme canadien, le racisme systémique, la discrimination, l’islamophobie, les musulmans. Et puis récemment — et ça, la ministre ne le sait pas encore, parce que je n’ai pas encore publié — sur les courants anti-woke, la dernière offensive politique et publique contre les droits des minorités, explique-t-elle. Donc, ce sont des sujets un peu fâcheux pour les gens de la CAQ. » Elle dit ne pas comprendre « l’intérêt » de lui interdire une présence au CA de l’INRS, un rôle qui, à son avis, constitue « un détail » dans la vie universitaire. « Alors, pourquoi prendre un risque pareil ? Je pense que c’est une erreur politique de la part de la ministre », laisse-t-elle tomber. 

La professeure Helly explique avoir été élue par le corps professoral de son établissement conformément à la procédure interne. Sa candidature a ensuite été soumise par l’INRS au ministère de l’Enseignement supérieur. Selon les règles, le ministère doit retenir une candidature avant de la proposer au Conseil des ministres, qui rend la décision finale. Dans le cas de Mme Helly, la candidature n’a pas été retenue, ce qui veut dire qu’elle n’a pas été soumise au conseil exécutif.

Dans un échange avec Le Devoir, l’INRS assure avoir respecté « chacune des étapes du processus de nomination ».

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