De sondages en élans anticipés

Les libéraux du Québec et du Canada pourraient être tentés de se réjouir d’un inattendu regain de popularité, gracieuseté du séisme politique provoqué par l’intimidateur en chef américain devenu prétendant envahisseur, Donald Trump. Or, derrière les constats des sondages des dernières semaines se cachent des tendances sous-jacentes reflétant pour l’instant davantage un élan tout au plus fragile, voire de simple façade.

Gare aux conclusions précipitées, dans un sens ou dans l’autre, car la « crise Trump » est aussi impondérable que l’époque qu’elle secoue.

En politique fédérale, une seule constante se dégage : le départ annoncé du premier ministre, Justin Trudeau, et l’arrivée perturbatrice du président américain, Donald Trump, ont complètement subverti la stratégie électorale, efficace jusqu’ici, du chef conservateur, Pierre Poilievre. Privé de l’épouvantail Trudeau et de l’impopulaire tarification du carbone, qu’il a si habilement diabolisés que les libéraux s’en sont dans les deux cas débarrassés, M. Poilievre se retrouve les mains vides. Toujours en tête des sondages, mais fragilisé, à quelques semaines d’un probable déclenchement électoral.

Le repositionnement, à la faveur du « Canada d’abord », piétine. Les solutions proposées pour faire face à Trump — déployer l’armée aux frontières, couper l’aide internationale pour financer la défense — évoquent malencontreusement celles du président républicain, ce qui expose de surcroît les lignes de fracture entre les valeurs conservatrices et québécoises. La timidité du chef Poilievre à critiquer Donald Trump, tiraillé entre les diverses factions de la famille conservatrice, détonne tout autant.

L’aspirant chef libéral et premier ministre Mark Carney est à l’inverse encensé, sans qu’on n’ait encore la moindre idée de son offre politique, outre son désaveu d’une part du legs économique libéral. Mais face à l’intempestif président Trump, la transformation de l’État canadien envisagée par Pierre Poilievre insécurise. L’économiste monotone Carney, lui, semble rassurer (même dans un français approximatif).

La renégociation de l’accord de libre-échange avec les États-Unis s’est hissée au troisième rang des enjeux les plus déterminants, pour 27 % des répondants d’un sondage Léger.

La question décisive de la prochaine élection est devenue celle du premier ministre qui saura le mieux composer avec le gouvernement Trump. Les partis de protestation que sont le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique en pâtissent.

En pilotant adroitement la riposte initiale aux menaces du président, Justin Trudeau a beau être en voie de réhabiliter sa fin de carrière politique, il n’a pas fait oublier la désaffection dont souffre son parti pour autant. Non moins de 49 % des Canadiens souhaitent encore un changement de gouvernement, et 62 % demeurent d’avis que le Canada est sur la mauvaise voie, selon Abacus Data.

Les libéraux fédéraux ne profitent pas de la traditionnelle prime au gouvernement en gestion de crise, mais d’un vent de renouveau qui pourrait ne s’avérer qu’éphémère. En témoigne l’annonce d’encore deux départs de ministres libéraux (Arif Virani à la Justice et Mary Ng au Commerce international).

À Québec, l’espoir du premier ministre, François Legault, de voir son « parti de l’économie » se tirer d’affaire et ainsi renouer avec l’électorat aura été de courte durée. Les défis en santé, en éducation et en logement, qu’il avait promis de redresser, ne sont pas si facilement oubliés.

Là aussi, les bénéficiaires (d’un seul sondage Léger, dans ce cas-ci) seraient les libéraux, en gagnant cinq points d’appui, alors que les caquistes et les péquistes en auraient perdu trois et un, respectivement. L’appui à la souveraineté y est à son plus bas niveau en cinq ans.

Un autre coup de sonde Angus Reid laisse par ailleurs entendre que le sentiment de fierté canadienne a bondi de 13 points au Québec, à 58 %, tandis que celui d’attachement aurait grandi de 15 points, à 45 % (deux des hausses les plus importantes au Canada).

Les menaces trumpiennes et la solidarité pancanadienne pour y répliquer compliquent indéniablement la donne pour le Parti québécois de Paul St-Pierre Plamondon. Le recul persistant de la Coalition avenir Québec doit cependant le rassurer, tout comme celui de Québec solidaire, à son plus bas en cinq ans.

Quant au nouveau souffle libéral, il se cantonne aux électeurs non francophones, auprès desquels le parti récolte 56 % d’appui, contre seulement 9 % chez les francophones. C’est à peine un retour au bercail, donc, auquel la couverture médiatique d’une course à la chefferie, comme à Ottawa, n’est certainement pas étrangère. À moins que la question nationale ne soit en outre en train de se recadrer.

Prédire aujourd’hui l’humeur électorale dans 20 mois serait pour le moins hasardeux, à la lumière de l’inversement des tendances constaté en l’espace d’à peine deux ans. Le joker Trump a indéniablement brassé les cartes. Mais à Québec comme à Ottawa, les dés sont encore loin d’être jetés.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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