Place à l’action face à l’ingérence étrangère
Le tant attendu rapport final de la Commission sur l’ingérence étrangère vient d’atterrir entre les mains d’un gouvernement en toute fin de mandat et entre celles d’un aspirant prochain premier ministre qui n’a jamais daigné s’intéresser sérieusement au dossier. Le tout alors que le Parlement est prorogé. La juge Marie-Josée Hogue a beau avoir pris soin d’apaiser les pires craintes qui planaient sur l’état de notre démocratie — du moins en ce qui a trait à la portée de cette ingérence sur les élus —, le sort qui attend ses recommandations, en revanche, n’a rien d’aussi rassurant.
Certes, l’ingérence étrangère recensée aux deux dernières élections fédérales n’en a pas influencé le résultat ; les stratagèmes ayant ciblé des candidats, des courses à la chefferie conservatrice et des élus n’ont pas permis d’altérer les lois canadiennes ou des politiques publiques ; et l’indolence exhibée des mois durant par le gouvernement de Justin Trudeau semble avoir enfin été corrigée.
Quant aux conclusions d’un comité de parlementaires qui a rapporté, l’été dernier, que certains élus ou sénateurs auraient été des « participants mi-consentants ou volontaires » aux efforts d’ingérence étrangère, la juge Hogue tranche : il n’y a pas de « traîtres » au Parlement. La commissaire relève néanmoins certains comportements « préoccupants » et la possibilité de « relations problématiques » entre parlementaires et représentants étrangers.
Renseignement secret oblige, son rapport n’en dit pas plus. Et voilà tout le défi qu’avait à relever la commission d’enquête.
Bien que la juge Hogue ait tenté, au fil des 140 pages de son rapport, de restaurer quelque peu la confiance des Canadiens, minée par deux ans d’allégations, la méfiance ainsi semée ne se dissipera pas aussi aisément à l’ère du doute constant. En ce sens, ces efforts d’ingérence ont déjà tragiquement porté fruit.
D’autant plus que la liste de 51 recommandations de la commissaire pourrait bien rester en partie lettre morte. Notamment les modifications réclamées à la Loi électorale, qui viendraient élargir la portée de nombre d’infractions au-delà des élections générales, soit aux courses à l’investiture et à la chefferie. Celles-là mêmes qui sont déjà en cours au Parti libéral (dans le cas de la chefferie) et dans tous les partis politiques (dans le cas des investitures). De telles modifications législatives nécessiteraient l’étude et l’approbation par le Parlement, dont les portes sont fermées jusqu’au début du printemps.
Non seulement Justin Trudeau s’est-il entêté à retarder inutilement cette nécessaire enquête publique, mais voilà qu’en prorogeant le Parlement, bien qu’il puisse apporter certains changements, il a, dans les faits, tabletté de grands pans du rapport final.
Surtout, l’incertitude qui plane sur ces conclusions de la commissaire est celle de l’élection probable du chef conservateur Pierre Poilievre, pour qui cette menace à la démocratie n’est qu’un prétexte pour attaquer ses rivaux libéraux. Que la juge Hogue écrive noir sur blanc que tous les chefs de parti devraient se munir d’une autorisation de sécurité « dès que possible » afin d’être pleinement informés des menaces planant sur leurs élus et de pouvoir « agir en conséquence » en dit long sur l’insouciance de celui qui est le seul à ne l’avoir toujours pas fait — et qui risque d’hériter dans quelques mois de la responsabilité de cette primordiale lutte contre l’ingérence étrangère.
Autres cibles, bien plus nombreuses et démunies face à ces efforts d’intimidation et d’influence illégitime, les diasporas demeurent les grandes oubliées du mandat de cette commission d’enquête et de l’indignation populaire. La commissaire fait bien de recommander la création d’une ligne téléphonique de dénonciation destinée aux ressortissants des États répressifs.
La juge Hogue frappe par ailleurs dans le mille en dénonçant à grands traits cette autre « menace existentielle » qu’est la désinformation guettant le Canada de même que toutes les démocraties de la planète. La liberté d’expression, en contexte électoral et politique, complique cependant grandement les choses, ce que reconnaissait la commissaire dans son rapport intermédiaire.
Elle erre aujourd’hui — et oublie la tout aussi primordiale liberté de presse — en amalgamant médias d’information et réseaux sociaux pour proposer qu’un nouvel organe gouvernemental recense leurs contenus indistinctement afin d’y détecter les fausses nouvelles et la désinformation. Les médias professionnels fonctionnent selon des règles déontologiques à dix mille lieues des pratiques nocives de Meta ou du réseau X, qui proscrivent au contraire toute quête d’exactitude et de vérité.
Les démocraties ne sauront résister éternellement à ces puisards de désinformation, à l’ingérence manifeste d’Elon Musk dans leurs élections ou aux deepfakes étrangers de plus en plus sophistiqués. Le pare-feu retenu pour y remédier ne pourra toutefois pas être précipité.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.