Le serpent qui se mord la queue

Depuis que le ministre de la Santé, Christian Dubé, a annoncé cet automne ses intentions de mettre des bâtons dans les roues aux médecins qui veulent déserter le public pour le privé, une trentaine de médecins participants au régime public ont traversé la clôture. Ils sont passés au privé, comme d’ailleurs plus de 800 de leurs collègues qui ont fait le même choix. Depuis 2020, la tendance s’est accrue et le nombre de médecins qui quittent le navire a augmenté de 70 %.

Comment expliquer ces vagues de départs ? Hasard du calendrier ou exaspération des médecins ne trouvant plus dans le chaos du réseau de la santé québécois un espace de pratique acceptable ? La question est trop complexe pour y répondre de manière simpliste.

Ni les précédents gouvernements péquistes ou libéraux ni celui de la Coalition avenir Québec (CAQ) n’ont inventé la version santé du serpent qui se mord la queue. Depuis la création du régime universel de santé en 1970, où le ministre libéral Claude Castonguay a dû céder aux lobbys de médecins le droit de pratique au privé pour les convaincre de se rallier, notre réseau est un véritable enchevêtrement de l’un à l’autre.

Nos deux réseaux se cannibalisent donc l’un l’autre, en soins infirmiers ou en aide aux bénéficiaires, par exemple. Pour qui tente de comprendre, l’affaire est complexe : les ménages ont des assureurs privés ; les groupes de médecine familiale sont des cliniques privées possédées par des médecins entrepreneurs offrant tous leurs services sous l’égide du public. Même la populaire émission de télévision STAT a choisi cette semaine de montrer les limites déplorables des alliages privé-public avec les manigances du nouveau directeur des services professionnels de l’hôpital Saint-Vincent. Ce calculateur véreux tente de faire passer des infirmières et des patients dans son réseau de cliniques privées ! La fiction se nourrit de la réalité.

Il existe ainsi au Québec une médecine pour les patients ordinaires, et une autre pour ceux qui ont le luxe de payer pour un service rapide — ou un service tout court ! Si ce mariage constituait la recette du succès, il y a longtemps qu’on en aurait établi les preuves. Or, les patients peinent toujours à voir un médecin au moment où ils en ont besoin, les urgences sont perpétuellement en surchauffe, et certains secteurs de pratique cruciaux, comme la chirurgie, n’arrivent pas à améliorer leur rendement, faute d’accès aux plateaux techniques. Et pour paraphraser le libéral André Fortin, critique de l’opposition en matière de santé, il n’y a pas un seul Québécois qui se lève le matin en savourant l’idée de payer au privé pour un soin de santé qu’il paie déjà avec ses impôts… Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux à le faire.

En outre, le fil ininterrompu de réformes en santé a causé un tel chaos que nombre de professionnels ont soit rendu les armes, choisissant une autre profession, soit filé vers le privé. Les médecins ne font malheureusement pas exception. Au sein de la fédération canadienne, le Québec détient le triste record de la province ayant le plus grand nombre de médecins de famille non participants au régime public d’assurance maladie. Ils sont plus de 800, contre quelques dizaines à peine dans tout le reste du Canada.

Cette réalité a poussé le Collège des médecins du Québec (CMQ) à demander plus que ce que le gouvernement Legault propose dans son projet de loi 83, qui suggère une interdiction de pratique au privé de cinq ans pour tout nouveau médecin. Pour que cesse le drainage du public vers le privé, le CMQ propose de carrément l’interdire. Il soumet toutefois l’idée d’un droit acquis pour les 800 qui ont déjà traversé, ce qui ne créera pas d’éclaircie de sitôt. L’idée n’est pas parfaitement développée, mais elle a le mérite d’être soumise à la discussion, d’autant plus que le Québec demeure la province qui permet le plus de largesses dans les allers-retours public-privé. L’Ontario a choisi l’interdiction de la pratique privée il y a 20 ans.

La proposition du CMQ porte la marque du courage — d’un certain désespoir aussi. Celui de voir complètement démembré le contrat social selon lequel la population du Québec a confié au gouvernement la responsabilité de gérer un réseau de la santé qui rémunère les soignants avec les impôts, et donne un accès aux patients aux divers soins de santé. Cette entente est brisée en mille morceaux.

Le ministre Christian Dubé a le mérite d’essayer des choses pour améliorer l’état de la situation, mais sa créature, Santé Québec, s’est vu confier un mandat gigantesque de compressions, ce qui n’augure rien de bon.

Si M. Dubé se voit contraint d’utiliser la force pour que les médecins restent au public, c’est qu’il ne fait plus bon y œuvrer. Les statistiques effarantes d’exode vers le privé ne témoignent pas seulement d’un intérêt des médecins pour l’appât du gain, mais ils traduisent aussi le fait que la mission de soignant au Québec, dans ce qu’elle a de noble et de bienfaisant, n’est plus vraiment possible au public. L’heure est grave.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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