Sur les cendres du libre-échange

Entre trois menaces distinctes de tarifs douaniers, autant de dates divergentes d’entrée en vigueur et l’inattendue adjonction de ces tarifs évolutifs, le chaos commercial délibérément semé par Donald Trump est total. Le Canada, le Québec, les provinces canadiennes et tous les pays ciblés naviguent à vue. Le président américain jubile de voir tous ces dirigeants se prosterner devant lui pour quémander sa clémence. Espérer qu’il renonce à cette prise d’otages économique tous azimuts serait illusoire. Donald Trump jette plutôt les bases d’un nouvel ordre mondial mercantile, à son propre et unique avantage.

La dernière menace contre le Canada est celle de tarifs douaniers de 25 % sur toutes les importations américaines d’acier et d’aluminium. La Maison-Blanche baignant dans la même anarchie que la psyché du président Trump, les détails de l’arrimage de ces tarifs avec ceux d’abord annoncés mais en sursis (de 25 % sur toutes les exportations canadiennes et de 10 % sur l’énergie) sont pour le moins nébuleux. Tout comme les tarifs toujours envisagés après l’étude des échanges commerciaux. Lesquels pourraient bien à leur tour être au dernier moment suspendus, qui sait.

L’objectif du président, en revanche, est sans équivoque : « Make America Rich Again ». Par le biais de querelles commerciales perpétuelles, contre ses alliés comme ses adversaires. L’échiquier mondial n’est aux yeux de Donald Trump qu’une cour d’école au sein de laquelle l’intimidateur omnipotent peut infliger le plus de mal possible à ses victimes, sans aucun remords.

La mission diplomatique à Washington du premier ministre du Québec, François Legault, et de ses collègues de la fédération canadienne tombait ainsi à point. Leur stratégie d’apaisement, en réclamant une renégociation immédiate de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, un peu moins. Car à quoi bon rouvrir dès maintenant cette vaste entente (plutôt que d’attendre sa renégociation statutaire d’ici l’an prochain) en n’ayant aucune idée des réelles lubies de Donald Trump — qui vacille entre les ravages du fentanyl, les importations d’acier et d’aluminium, les minéraux critiques, la gestion de l’offre ou la construction automobile qu’il menace de tarifs douaniers exorbitants de 50 % à 100 % !

Proposer comme l’a fait M. Legault de marchander pour concéder à un président imprévisible, qui convoite encore le Canada comme un 51e État de surcroît, une entente susceptible de le satisfaire (ne sachant pas combien de temps) est un pari pour le moins risqué.

Donald Trump ne respecte même pas l’accord actuel qu’il a lui-même ratifié. Ni les règles établies du cadre commercial international. Pire, il le rejetterait carrément, à en croire Robert Lighthizer. « Le libre-échange ne fonctionne pas », tranche sans détour dans le New York Times l’ancien représentant américain au commerce, toujours dans l’entourage officieux du président.

L’imposition de tarifs douaniers n’est plus une simple arme commerciale, dans son esprit, mais une nouvelle voie de coercition permanente à deux échelons, faisant à peine la distinction entre alliés historiques et compétiteurs déloyaux. La nouvelle doctrine est une doctrine de pure domination économique américaine.

La riposte envisagée par François Legault de surtaxer ses exportations d’aluminium ou de les expédier en Europe pour en faire un levier stratégique est plus judicieuse.

Les premiers ministres et le gouvernement de Justin Trudeau auront beau rappeler aux élus américains ou aux conseillers de M. Trump que les États-Unis dépendent de l’acier canadien (24 % de leurs importations) et de l’aluminium (60 % de leurs besoins), la raison n’intéresse plus le président. Pas plus que les réelles inquiétudes de l’Association américaine de l’aluminium ou de la National Home Builders Association, qui préviennent qu’il faudrait « des décennies » à leurs industries métalliques pour devenir autosuffisantes. Ou encore du fabricant automobile Ford, qui a déploré les « coûts et le chaos » de ces tarifs douaniers. L’incertitude économique, susceptible d’attirer investisseurs et industries aux États-Unis, lui sied.

L’attentisme dans lequel sont plongés le Canada, le Mexique et les pays de l’Union européenne est intenable. À lui seul, le Vieux Continent échange 1500 milliards d’euros avec les États-Unis, soit 30 % du commerce mondial. Une force de frappe énorme et qui serait plus persuasive encore si les « plastrons » de Donald Trump s’alliaient pour de bon afin de coordonner leur riposte. À laquelle pourraient se joindre les pays d’Amérique du Sud, forcés quant à eux, pour éviter des tarifs, d’accepter des migrants expulsés, ou l’Égypte et la Jordanie, que l’extorqueur américain veut contraindre d’accueillir deux millions de Palestiniens qu’il expulserait de la bande de Gaza.

Donald Trump a beau se croire tout-puissant, il fléchit néanmoins face à l’oracle des marchés boursiers. Il revient aux pays de la planète de le lui rappeler, en corrigeant leur subordination économique et en freinant son insatiable protectionnisme.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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