La Journée nationale du hockey
Jeudi dernier, je siégeais dans le jury de Cégeps en spectacle. Dans ce concours, qui en est à sa 46e édition, des jeunes de la relève présentent des numéros de danse, de musique, d’art oratoire, d’humour, etc. On en était ce jour-là à la toute première étape, lors de laquelle un étudiant est sélectionné pour représenter son collège aux étapes qui suivront : compétition régionale, puis, au printemps, grande finale de tous les cégeps de la province.
Soir de tempête de neige. L’auditorium du cégep de Rosemont n’était pas comble, mais il y avait de la fébrilité dans l’air. Les jeunes qui allaient se présenter devant nous sont ceux qui ont vécu la pandémie au beau milieu de leur secondaire, à un âge où se lier aux autres est nécessaire. Ce sont les jeunes qui composent avec l’anxiété générée par l’exposition aux réseaux sociaux à un trop jeune âge, ceux qui ont survécu aux écoles toutes croches et mal entretenues, au système d’éducation à trois vitesses, aux profs usés qui n’en peuvent plus de tenir ça à bout de bras. Entre vous et moi, ces jeunes, je les trouvais déjà courageux avant d’en avoir vu un seul monter sur scène.
Parmi les six concurrents, deux garçons ont présenté des numéros de poésie et d’art oratoire. Leurs noms, prénoms et aussi leur petite pointe d’accent indiquaient que le français n’était peut-être pas leur langue maternelle, que leur famille avait probablement des origines autres que québécoises. Ces jeunes, j’en ai croisé quelques-uns dans des classes d’écoles défavorisées lors d’une résidence d’écrivaine il y a quelques années, une expérience bouleversante pour moi. Je comprends d’où ils viennent, devine le chemin qu’ils ont dû parcourir pour venir livrer devant nous un poème écrit de leur main, présenter leur réflexion sur le monde et leur vision de ce monde. Ni l’un ni l’autre n’a remporté cette première épreuve — l’honneur est revenu à une jeune interprète au talent éclatant, plus forte qu’eux. Ces jeunes, j’aurais tant voulu qu’ils puissent rencontrer Jean-Sébastien Larouche.
Poète, slameur étoile, grand performeur ayant représenté le Québec un peu partout dans le monde et cofondateur avec Carl Bessette des Éditions de l’Écrou, la maison des voix fortes, punks et ardentes, Jean-Sébastien Larouche nous a quittés en novembre dernier, par un mercredi cru et cinglant. Dans ce monde où l’on saigne à blanc la culture en la regardant bêtement agoniser — ça culmine en ce moment —, Jean-Sébastien s’est tenu droit contre le vent.
L’Écrou, rappelons-le, est une maison qui a fonctionné sans subventions durant douze ans. Elle nous a donné à lire les Marjolaine Beauchamp, Baron Marc-André Lévesque, Daphné B., Jean-Christophe Réhel, Maude Veilleux et tant d’autres, réunis le samedi 1er février à la Sala Rossa sur le boulevard Saint-Laurent pour rendre hommage à Jean-Sébastien lors d’une soirée belle à brailler.
Avant de lire ses textes, les poètes présents y allaient d’anecdotes personnelles sur la force du lien qui les aura unis un temps à ce poète charismatique. En les écoutant, j’ai compris que l’influence d’un écrivain ne se mesure pas au nombre de prix remportés ou de livres publiés, ni à sa popularité ou à ses ventes, mais plutôt à la pépinière de talents qui auront émergé à son contact.
Un poète a raconté comment JS lui avait montré à envoyer chier la foule bruyante dans les bars lors d’une lecture ; un autre a fait part de son émotion quand, lors d’une soirée à micro ouvert, JS était venu lui poser la question « as-tu déjà pensé publier ? » ; une écrivaine a lu une partie de sa correspondance avec lui à la fin des années 1990, quand JS essayait d’écrire son « maudit roman maudit ». C’est à cette époque-là que je l’ai connu moi aussi. J’étudiais en journalisme et j’écrivais au Montréal Campus, le journal étudiant de l’UQAM. On m’avait envoyée l’interviewer, j’étais moi aussi tombée sous le charme — comment ne pas ?
Cette façon magnifique et unique de s’incarner, de brûler devant les mots, cette capacité à embraser la petite flamme en nous pour la transformer en grand feu de joie, cette verve et cette présence, ce regard moqueur-noir-tendre et ce swag de rock star… Fascinant, carrément irrésistible. On a tous voulu récolter sur soi un peu de cette chaleur-là. Le soir du 1er février, à la Sala, ce qui m’a éblouie, c’est à quel point tous les poètes réunis voulaient rendre Jean-Sébastien fier. Ils et elles lui sont redevables parce qu’il a su leur transmettre, malgré tout ce qui rend cela compliqué, l’idée qu’écrire rend puissant, que la poésie est une drogue forte, transformatrice, et qu’on ne demande pas la permission avant de se l’injecter.
Je reviens à Cégeps en spectacle et aux deux jeunes poètes en herbe. À travers les mauvaises nouvelles qui s’accumulent ces jours-ci pour la culture, la stagnation du financement déjà maigre qui fragilise et décourage les artistes, et qui engendre l’annulation de spectacles, la dévitalisation des compagnies culturelles et la fermeture de plusieurs d’entre elles, qui leur dira, à eux, que la littérature est précieuse et salvatrice ?
Dans un monde sans Jean-Sébastien Larouche, un monde où les canaris ne remontent pas de la mine, qui transformera en brasier la petite flamme qui palpite timidement dans le cœur de ces jeunes écrivains ?
Dans ce monde où le ministre de la Culture, Mathieu Lacombe, alors que l’objet de son ministère gît blessé au bord de l’autoroute en respirant avec peine, juge opportun d’aller au bat pour faire du premier samedi de février la Journée nationale du hockey au Québec — un sport déjà adulé, absolument pas en péril et qui ne souffre d’aucun manque de financement —, qui pourra encore reprocher aux jeunes de ne pas s’intéresser à la culture ? À quand un premier samedi de n’importe quel mois — novembre, tiens, pourquoi pas — pour célébrer la poésie québécoise ?
Car si on continue comme ça, non seulement les canaris ne remonteront plus de la mine, mais ils cesseront aussi de chanter.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.