Qui va protéger les créateurs de contenus?
Le Sommet sur l’intelligence artificielle de Paris, tenu cette semaine, a permis de jouer cartes sur table. Pendant que 58 pays, dont la Chine, la France et le Canada, signaient une déclaration finale appelant au développement d’une intelligence artificielle (IA) « ouverte », « inclusive » et « éthique », les États-Unis en profitaient pour réaffirmer leurs visées hégémoniques et leur hostilité profonde à l’égard de l’encadrement d’une industrie naissante et révolutionnaire.
Rien de nouveau sous le soleil, quoi. Washington applique à l’IA la recette qui a fait le succès de son industrie du divertissement et de sa grappe de géants du commerce numérique, une coterie de tech bros milliardaires dont le plus récent pivot se résume à une génuflexion devant le président américain et néanmoins « génie stable », Donald Trump.
Les États-Unis ont trouvé un allié au Royaume-Uni, qui est aussi un partisan de la non-régulation des systèmes d’IA. Les Britanniques caressent même l’idée de saccager l’héritage légal entourant le respect de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur afin de permettre l’entraînement sans entrave des agents conversationnels et l’enrichissement des modèles de langage profond sur le dos des industries créatives.
Le péril est si immédiat qu’il a suscité une sortie bien sentie de Paul McCartney et d’Elton John visant à renforcer le droit d’auteur à l’ère de l’IA au lieu de le sacrifier sur l’autel des profits des géants. « La vérité, c’est que l’argent ira bien quelque part. Quelqu’un sera payé, alors pourquoi ce ne serait pas le gars qui a écrit Yesterday ? » a illustré l’ex-Beatle.
En matière d’encadrement de l’IA, le Canada ne peut se contenter d’un « let it be », comme le souhaiteraient les États-Unis et les géants de l’industrie. Ceux-ci ont exprimé leurs appels au non-interventionnisme dans le cadre des consultations du ministère fédéral de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique. Google et Microsoft, pour ne pas les nommer, souhaitent que les activités de fouille de textes et de données soient permises pour la recherche et à des fins commerciales, sans compensation pour les auteurs originaux.
À titre indicatif, Le Devoir fait partie des médias qui bloquent volontairement les agents conversationnels et empêchent la fouille de textes et de données sur ses plateformes en attendant la conclusion d’ententes commerciales équitables.
Imaginez si Google ou Open AI pouvaient capturer tous nos contenus sans redevances. Leurs modèles de langage profond s’en trouveraient enrichis au même titre que la qualité des réponses automatisées fournies aux utilisateurs de Gemini ou de ChatGPT. Ces utilisateurs verraient-ils encore l’utilité de consulter nos propres plateformes pour en apprendre davantage sur les événements quotidiens ?
Nous assistons bel et bien à la fin graduelle du Web tel que nous le connaissons aujourd’hui, fondé sur une relation inégale, mais complémentaire parce qu’il renvoie à la source. Les géants de la recherche et du partage sur les réseaux sociaux publient des liens qui acheminent du trafic vers nos plateformes, nous permettant de tirer une valeur d’échange en achalandage.
Les promesses d’émancipation et d’innovation portées par l’IA sont indéniables, et il faut certes encourager son développement éthique et démocratique. Mais plus d’une industrie créative sera écartée de la chaîne de production de valeur si les règles assurant le respect de la propriété intellectuelle volent en éclats.
Les créateurs de contenu devraient avoir le choix d’autoriser ou non les activités de collecte de données de masse dans leurs œuvres. Cela vaut autant pour les médias que pour la musique, le cinéma ou encore la littérature. Une Loi sur le droit d’auteur bonifiée, adaptée à l’ère de l’IA, devrait faciliter la conclusion d’ententes commerciales entre les créateurs de contenu et les entreprises d’IA, au lieu de déposséder les premières au profit des secondes.
À ce chapitre, le gouvernement du Canada a encore du chemin à faire. Lors du Sommet de Paris, le premier ministre, Justin Trudeau, a milité en faveur d’une réglementation internationale pour faire en sorte que l’IA ne se développe pas uniquement au profit des « oligarques et ultrariches ». Le Canada devrait commencer par regarder dans sa propre cour, et moderniser ses lois afin qu’elles assurent une protection durable aux industries créatives à l’ère de l’IA.
En marge du Sommet de Paris, un regroupement d’éditeurs français a offert un argumentaire convaincant et proposé des pistes de solution novatrices pour y parvenir. Les systèmes d’IA ne pourront pas livrer des informations fiables et vérifiées s’ils ne sont pas alimentés par des sources qui le sont. Or, les médias sont des producteurs nets d’informations rigoureuses, diverses et plurielles, basées sur le respect des principes éthiques et déontologiques. Une IA qui se passe des médias ou qui pille ses contenus sans compensation, au point d’ébranler leurs modèles d’affaires, ne sera jamais en mesure de livrer ses promesses d’émancipation démocratique.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.