Liberté de presse sous tutelle
Le premier s’escrime à abuser de sa présidence pour restreindre la liberté de la presse à la Maison-Blanche. Le second suggère qu’il ferait de même, s’il était élu, pour élargir à des médias plus marginaux l’accès au Parlement canadien. Bien que leur fin soit contraire et la comparaison imparfaite, l’objectif avoué de Donald Trump et de Pierre Poilievre est néanmoins le même et fait des petits dans toutes les démocraties. Une inadmissible volonté de circonscrire, par la voie de l’autorité politique, la pleine liberté du contre-pouvoir médiatique.
Partout et depuis longtemps, la faune journalistique irrite les dirigeants. Trop souvent, les édifiantes nuances et mises en contexte empiètent sur le message soigneusement peaufiné des politiciens. Au Québec comme au Canada, tous les partis politiques se sont rendus coupables d’avoir appelé une salle de rédaction ou un patron de presse pour se plaindre d’un reportage, ou encore d’avoir exposé leurs griefs sur le réseau X ou dans une lettre ouverte.
À droite comme à gauche, chez les fédéralistes comme les indépendantistes, les élus à l’épiderme particulièrement sensible confondent sciemment opinion et objectivité, divergence d’interprétation et fausse accusation d’erreur factuelle.
Cette tentative d’influence, qui frôle parfois l’intimidation voilée, franchit un tout autre et intolérable seuil lorsqu’un gouvernement se sent investi du plein pouvoir de décider seul ce qu’il tolère ou non comme presse libre et démocratique.
De la Maison-Blanche au Pentagone, le président américain Donald Trump cède la place de représentants de médias traditionnels à des organes d’information lui étant plus tendres. Au nom de la « vérité alternative », l’Associated Press s’est même retrouvée bannie du Bureau ovale et de l’avion présidentiel, accusée de « mentir » en refusant de renommer le golfe du Mexique « le golfe d’Amérique ». La Maison-Blanche parle d’un « fait » incontestable, alors que les cartes géographiques confirment la formulation de l’AP à l’extérieur des frontières de cette dystopie américaine.
À Ottawa, le combatif chef conservateur Pierre Poilievre, qui se complaît depuis des années à en découdre avec la presse parlementaire, se permet d’opiner que ses membres devraient accueillir des organes d’information de droite (lire ici plus sympathiques à sa cause) dans leurs rangs. En entrevue avec l’un de ces médias militants, M. Poilievre dénonce une Tribune de la presse parlementaire canadienne (TPPC) « antidémocratique » formée d’une « petite cabale de porte-voix approuvés par le gouvernement » — dont ses propres troupes n’hésitent pourtant pas à citer les reportages embarrassants pour le gouvernement…
Donald Trump avouait, lors de sa première course à la présidence, en 2016, à une journaliste de la chaîne CBS (qu’il poursuit devant les tribunaux aujourd’hui), qu’il attaquait les médias pour les « discréditer » et les « dévaloriser », afin que lorsqu’ils « écrivent des histoires négatives à mon sujet, personne ne [les] croira ».
Le modus operandi est le même ici, dans cette guerre de longue date des conservateurs avec les médias. « Au minimum, si nous pouvons démontrer leur parti pris aux Canadiens, le moment de la campagne électorale venu, nous aurons une chance de faire entendre notre message », confie le député Andrew Scheer, l’un des plus proches conseillers de M. Poilievre, dans une biographie lui étant consacrée.
En cette ère de doute citoyen, la confiance à l’endroit de la médiasphère ne résiste encore que chez 50 % de la population, selon l’institut de recherche par sondages Environics. Et cette méfiance est au plus fort chez les électeurs de droite, dont seulement 46 % font confiance aux journalistes (38 % chez les conservateurs plus précisément), contre 68 % chez les électeurs de gauche.
Conservateurs et républicains tirent profit de ce doute sans se préoccuper d’éroder davantage la confiance citoyenne, pour laisser ainsi la place à une dangereuse désinformation et à une manipulation qui les sert bien de toute façon.
Les médias ne sont évidemment pas au-dessus de tout reproche. Ceux-ci doivent cependant être ancrés dans les faits et la réalité, puis s’exprimer en tout respect de la liberté de la presse.
La TPPC gouverne l’accréditation de ses membres de façon indépendante depuis 1867. Ceux-ci doivent couvrir la politique fédérale à temps plein et adhérer aux normes et pratiques journalistiques pour avoir libre accès à l’enceinte parlementaire — véracité, indépendance et impartialité, que ne respectent pas par définition des médias militants. La TPPC relève toutefois du président de la Chambre des communes, élu à ce poste par une majorité des députés et donc des membres d’un gouvernement majoritaire. Pierre Poilievre, qui demeure en tête des intentions de vote même devenues plus serrées, devra rapidement clarifier ses intentions.
Il n’appartient pas dans une démocratie aux gouvernements, de quelque couleur qu’ils soient, de décider des contrepoids politiques à leur propre pouvoir. Médias, mais aussi citoyens, devront rester vigilants.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.