Quand les hommes vivront d’amour

Cicéron, ce sage politicien assassiné par ses ennemis, écrivait dans De l’amitié que « toutes choses dans la nature et dans tout l’univers se structurent grâce à l’amitié, et se disloquent à cause de la discorde ». Cicéron ne célébrait ni la Saint-Valentin, fête de l’amour et de l’amitié, ni ne connaissait le « Galentine’s Day », le 13 février, l’anniversaire des copines.
Alors qu’elles auraient très bien pu mordre dans le fruit de la discorde, Shophika Vaithyanathasarma et Émilie Nollet se sont retrouvées à faire du porte-à-porte ensemble durant la pandémie, en 2022. Elles recueillaient des signatures pour une élection partielle dans Marie-Victorin, l’une pour Québec solidaire (QS), l’autre pour le Parti libéral du Québec (PLQ).
[L’amitié] est une inclination de l’âme associée à un certain sentiment d’amour, plutôt qu’une spéculation sur l’ampleur des bénéfices qu’on en tirera
Shophika avait 22 ans et Émilie, la mi-trentaine. L’une était issue d’une famille immigrante monoparentale d’origine sri-lankaise qui votait libéral, l’autre, d’une famille québécoise qui n’affichait pas ses couleurs politiques par politesse. Aujourd’hui, Émilie est chercheuse postdoctorale et s’intéresse aux défis de leadership inclusif dans les Forces armées canadiennes, alors que Shophika entame son doctorat en didactique des mathématiques au Boston College après avoir frayé avec la sociologie.
Ces deux gals connaissent les enjeux wokes, le concept DEI (Diversité, égalité et inclusion) et se passionnent pour la politique comme outil de changement social dans sa plus pure expression, en toute solidarité plutôt qu’en volant des dépliants concurrents dans les boîtes aux lettres.
Bref, elles auraient pu être des ennemies idéologiques, s’arracher les cheveux et se pointer du doigt alors qu’elles se savaient perdantes ; elles sont plutôt devenues les meilleures amies du monde au-delà des bannières, rouge libéral et orange solidaire. « Cette élection partielle, c’était une occasion unique d’apprentissage à la vie politique et citoyenne », résume Émilie, la plus posée de leur duo inattendu mais soudé par un humanisme réaliste.
La démocratie meurt dans le silence, certes, mais elle peut tout aussi bien se perdre dans la cacophonie d’un dialogue de sourds
Zizanie compte triple
Durant leur campagne, elles se sont présentées dans une résidence privée pour aînés pour jouer au Scrabble avec des résidents, en dépit de la règle qui stipule qu’elles n’auraient pas dû sympathiser devant un « mot compte triple ». Lors de leur premier rendez-vous amical, Émilie a apporté des muffins véganes maison à Shophika. En ma présence, cette dernière a offert un livre sur la résolution de conflits à Émilie, qui est également médiatrice. Bref, à l’évidence, ces deux-là s’entendent comme larronnes en foire.
L’amitié est une forme d’amour composée de tant de vertus qu’elle devient une force transpartisane efficace sur le terrain miné de la politique. « En politique, on n’a pas le droit aux nuances ; c’est du noir et blanc », se désole Shophika. « Les équipes de communication dirigent les partis ; la ligne c’est : on ne parle pas aux autres », ajoute Émilie qui n’est sur aucun réseau social.
L’amitié est une forme d’amour. De grandes amours, platoniques, mais significatives.
Attablées toutes les trois au café Byblos pour siroter un thé iranien, je griffonne les mots « empathie », « élégance », « dignité », « collaboration », « idéalisme ». Shophika a lu le livre L’art de ne pas toujours avoir raison — que j’ai apporté — du philosophe Martin Desrosiers, dont l’entrée en matière porte sur le dialogue politique et les clivages.
« Véronique Hivon (du Parti québécois), Marwah Rizky (du PLQ) et Christine Labrie (de QS) ont fait de la transpartisanerie — et passons sur le fait que ce sont toutes des femmes —, mais il n’y en a pas eu d’autres ! » remarque Shophika.
–Tout le monde s’obstine, c’est triste. Rappelez-vous qu’il y a plus de choses qui vous rassemblent que le contraire, au lieu de parler à une étiquette politique. Il faut se guérir de notre étalage de vertu, ajoute Émilie.
– C’est une culture ! Chaque fois qu’ils peuvent rabaisser les autres, ils le font.
Et si les mots comptent triple, les attaques font des cercles dans l’eau et sur les réseaux sociaux. Elles ne s’étonnent pas que les politiciens reçoivent des menaces de mort.
« J’ai perdu des amis en me présentant pour le Parti libéral, note Émilie. Mais je l’ai fait par amour pour les gens. Le seul véritable pouvoir, c’est dans la connexion et l’amour. »
Je te dis, tu veux savoir qui tu es pour moi, eh bien voilà : tu es celle qui m’empêche de me suffire
Le droit à l’erreur
Émilie a étudié en littérature au cégep ; elle cite Christian Bobin de mémoire : « Il y a une étoile mise dans le ciel pour chacun de nous, assez éloignée pour que nos erreurs ne viennent jamais la ternir. » Elle revendique le droit à l’erreur sans excuser la négligence. « Ça enlève de la pression de dire qu’on a peut-être tort. Personne ne va me dire que je ne peux pas changer d’idée. » Shophika opine : « Jamais un politicien ne va s’excuser. Il faut toujours être parfait. »
Et pourtant, c’est grâce à l’une et l’autre qu’elles ont pu se remettre d’une campagne « propre » durant laquelle elles s’étaient promis de ne jamais s’attaquer personnellement.
« Shophika est curieuse, ouverte, impliquée, très à l’écoute, intelligente », note Émilie. Sa jeune amie renchérit : « Émilie est intègre, lumineuse. C’est elle qui m’a suggéré le livre Poetry Pharmacy, un poème pour chaque émotion » durant la campagne. « Et c’est la seule qui pouvait me comprendre parce qu’elle l’a vécue aussi. » Le post-partum électoral fut assez intense pour les deux amies.
Malgré cette complicité, Shophika peut s’exprimer sur des sujets qui laissent l’ex-candidate du Parti libéral plutôt « tiède », comme l’indépendance, la valorisation du français, l’immigration. « Je vais l’écouter. J’ai des amis séparatistes ; je les choisis parce qu’ils sont intéressants et respectueux », explique Émilie. Avis aux réalisateurs d’émissions d’affaires publiques : on veut voir ces deux femmes débattre de politique sur nos écrans.
À l’heure où la polarisation est plus vive que jamais, où les réseaux sociaux agissent comme combustible, où la gauche et la droite se diabolisent mutuellement, les deux amies apportent un brin de fraîcheur. Nous avons cruellement besoin de figures inspirantes qui nous donnent un exemple de sororité (et de fraternité), peu importe d’où souffle le vent et où s’éparpilleront les tisons de la déraison.
cherejoblo@ledevoir.com
Bluesky : joblanchette@bsky.social
Aimé le film d’animation Flow du cinéaste letton Gints Zilbalodis, l’histoire d’un chat qui se lie d’amitié avec un chien et d’autres animaux pour composer une arche de Noé improbable et survivre au grand déluge. Cela m’a fait du bien en cette période agitée par un dimanche d’hiver à ne pas mettre un chat dehors. Un film sans paroles et tout en poésie visuelle. Sur Apple TV. https://bit.ly/4hQbGAG
Adoré le documentaire Witches d’Elizabeth Sankey. Ce film met en parallèle les sorcières, la sororité, la folie et la solitude inhérente à la maternité post-partum. C’est un bijou qui traite d’un sujet tabou et explore des pistes non conventionnelles. Bref, à voir pour la facture visuelle et le propos. L’entraide entre femmes est encore la potion la plus magique de la maternité. Sur Mubi. https://bit.ly/3WZnokq
Apprécié ces propos du philosophe Roger-Pol Droit qui parle de la réalité, de la vérité (la version qui nous plaît, en général) et du bien commun qui se dissipe si toutes les opinions se valent au sujet de la vérité. Il cite Spinoza : « La vérité s’indique d’elle-même. » La confusion est grandissante entre ce qui est vrai et faux à notre époque à cause de la technologie, des réseaux sociaux, de l’IA, etc., et le changement d’échelle qu’ils impliquent. Sur Brut. https://bit.ly/40YEYGJ
JOBLOG — LET THEM (laissez-les, mais pas tout à fait)
J’ai lu le livre de la populaire coach américaine Mel Robbins durant les vacances de Noël, Let Them. Sa théorie (en fait, celle des stoïciens et des bouddhistes) de détachement émotionnel a été exposée en long et en large dans son balado, dont j’ai déjà parlé ici. Mais le livre ajoute des exemples pour soutenir le propos. C’est un peu répétitif — même si Oprah a béni ce livre de croissance personnelle —, mais le fait de ne pas réagir à tout reste une posture philosophique intéressante qui traverse les âges. On laisse pisser, comme dirait l’autre. Et on laisse notre ego de côté.
Ce qui ne veut pas dire qu’on laisse tout faire, qu’on se fiche de ce qui se passe sur le plan social ou politique. Le titre peut laisser croire autrement, surtout en ce moment.
Let Them est plutôt une attitude intérieure devant les confrontations interpersonnelles inévitables, sur ce que les autres pensent de nous, font sans nous, disent de nous, et sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Elle y ajoute aussi le volet « Let me » (laissez-moi).
Bref, un livre de psycho-pop et de gros bon sens qui aide à cheminer, si on préfère le lire plutôt que de l’écouter.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.