L’intolérable exception

Depuis la naissance de la fédération canadienne, le Québec s’est acharné à affirmer sa différence et il y est largement parvenu, malgré un environnement qui ne la favorisait pas.

Le « modèle québécois » n’est cependant pas nécessairement pas meilleur parce qu’il est distinct. Vouloir se distinguer ne doit pas empêcher de s’inspirer des meilleures pratiques, notamment dans un domaine aussi universel que la santé.

C’est ce que le Collège des médecins du Québec a signifié au gouvernement Legault en lui recommandant d’interdire la désaffiliation des médecins du régime public, comme l’Ontario l’a fait il y a 20 ans. Autrement dit, d’interdire la prestation de soins de santé à des fins lucratives. « L’exception québécoise ne devrait pas être tolérée. […] L’État devrait agir de façon courageuse », peut-on lire dans le mémoire que l’organisation a présenté mardi en commission parlementaire.

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a salué sa recommandation, mais il ne s’est pas engagé à y donner suite. Il a déclaré l’automne dernier que le réseau devrait se « sevrer » du recours au privé, mais le projet de loi 83 — une « première étape », a-t-il dit — prévoit simplement d’imposer cinq ans de pratique au public avant qu’un jeune médecin soit autorisé à se désaffilier.

Il est vrai que seulement environ 770 médecins sur plus de 22 000 se sont désaffiliés en 2024, soit 4,8 % des médecins de famille et 2,3 % des spécialistes, mais cette proportion augmente chaque année et représente 98 % de ceux qui ont fait ce choix dans l’ensemble du Canada.

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Il existe un point de non-retour au-delà duquel une tendance devient irréversible. Dans son rapport annuel 2024, le regroupement des Médecins québécois pour un régime public (MQRP) constate qu’un changement significatif s’est produit au cours de la dernière décennie, tant dans les décisions gouvernementales que dans l’opinion publique, qui a eu pour effet de rendre la privatisation du système de santé de plus en plus acceptable.

Même si la proportion des dépenses consacrées à la santé par rapport à l’ensemble des dépenses gouvernementales ne cesse d’augmenter, la pression exercée sur les finances publiques a permis de justifier le recours accru au privé.

Le rapport de MQRP pointe également du doigt les médias, dont les nombreux reportages sur les ratés du réseau public — attente interminable, pénurie de personnel, infrastructures obsolètes — ont miné la confiance du public et rendu plus acceptable le recours au privé. Beau cas de conscience journalistique : devrait-on passer ces lacunes sous silence de crainte de favoriser l’émergence d’une médecine « à deux vitesses » ?

À ce compte, les partis d’opposition devraient également mettre une sourdine à leurs critiques. À l’Assemblée nationale, la menace trumpiste ne les empêche pas de rapporter, jour après jour, de nouvelles histoires d’horreur dont le ministre de la Santé ne peut que se désoler. Plaider que la situation était pire quand les libéraux étaient au pouvoir n’empêche pas la population d’avoir une perception de plus en plus négative du réseau public.

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Il y a 20 ans, l’ADQ demandait pourquoi le propriétaire de trois Mercedes ne pourrait pas en vendre une pour se faire soigner au privé. Il y a aujourd’hui des gens qui vendent leur unique voiture, bien moins luxueuse, pour recevoir des soins que le réseau public est incapable de leur offrir dans un délai raisonnable.

Les cliniques privées ne peuvent opérer que grâce à un personnel qui permettrait au réseau public de mieux performer, mais peut-on reprocher à celui qui a besoin de soins urgents de nuire au bien commun si payer est la seule façon de recevoir ces soins ?

Il est vrai que les conditions de travail sont plus agréables dans le privé, où les horaires sont plus réguliers et les cas moins lourds, mais un chirurgien incapable d’avoir accès à une salle d’opération dans un hôpital public manque-t-il d’éthique s’il choisit d’aller pratiquer au privé ?

Il n’y a pas que la médecine privée qui se développe plus rapidement au Québec que dans le reste du pays. Le défunt Conseil supérieur de l’éducation avait aussi décrit l’école québécoise comme la plus inégalitaire au Canada.

S’il y a maintenant une école à deux ou même trois vitesses, c’est parce que de nombreux parents qui ne demanderaient pas mieux que d’envoyer leurs enfants à l’école publique s’en sont détournés au fur et à mesure de sa détérioration.

L’école privée est maintenant enracinée trop profondément pour qu’il soit réaliste d’envisager un réseau scolaire unique et public. La médecine privée n’est peut-être pas encore aussi répandue, mais ce qu’on observe dans le réseau public n’est pas de nature à en freiner l’expansion.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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