Cela pourrait changer

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, plusieurs ministres libéraux fédéraux ouvrent soudainement la porte à la construction de nouveaux pipelines au Canada, voire à la relance des projets que leur propre gouvernement avait pourtant rejetés il n’y a pas si longtemps de cela.

Pour le ministre des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson, et le ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne, tout comme pour leur collègue aux Affaires étrangères, Mélanie Joly, l’idée de ressusciter le projet d’oléoduc d’Énergie Est ou celui de gaz naturel liquéfié de GNL Québec apparaît tout à fait naturelle dans un contexte où le Canada chercherait à réduire sa dépendance par rapport aux États-Unis.

« Personne ne s’attendait à ce que nous nous retrouvions dans une situation où le président des États-Unis traite le Canada comme un adversaire et non comme un allié », a déclaré M. Wilkinson la semaine dernière. Reconnaissant des « vulnérabilités » dont on a jusqu’ici ignoré l’existence, il faudrait, a-t-il dit, « réfléchir et déterminer s’il y a certaines choses qu’on peut faire pour y remédier ».

Idem pour M. Champagne, qui a affirmé, lors d’une entrevue à l’émission Question Period de CTV News, que « les choses ont changé… Et cela pourrait vouloir dire que nous aurons besoin d’avoir des lignes de transmission d’est en ouest et des pipelines d’est en ouest ».

Devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Mme Joly a ajouté que « c’est sûr qu’on n’a pas de pipeline, présentement, qui passe à travers le Canada pour venir vers chez nous. Ici, à Montréal, notre pétrole et notre gaz proviennent des États-Unis. »

Mme Joly n’avait pas tout à fait raison. Depuis plusieurs années maintenant, l’oléoduc de la ligne 9B d’Enbridge transporte du pétrole albertain vers des raffineries au Québec. Alors que du pétrole en provenance de l’Algérie, du Royaume-Uni et de la Norvège comptait pour plus des trois quarts des barils d’or noir que le Québec consommait il y a 20 ans, la province consomme maintenant du pétrole canadien dans une proportion de 59 %. Le reste vient des États-Unis, selon la toute dernière version de l’État de l’énergie au Québec, publiée par la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. Le rapport fait aussi remarquer que les ventes d’essence destinées aux automobiles ne diminuent pas au Québec, malgré la hausse marquée des ventes de véhicules électriques depuis quelques années. Il s’est même vendu un record de 9,17 milliards de litres d’essence destinés aux autos en 2023.

La réalisation d’Énergie Est permettrait au Québec de se sevrer du pétrole américain, en théorie du moins, tout comme celle de GNL Québec permettrait à l’Alberta de vendre son énergie en Europe. Même François Legault, qui, en 2018, ne voulait rien savoir de « l’énergie sale » de l’Alberta, a concédé, dans une entrevue à Politico, avoir discuté de cette possibilité avec Danielle Smith lors du voyage des premiers ministres provinciaux cette semaine à Washington. « Ce que j’ai dit, c’est que nous avons besoin de l’acceptabilité sociale. On ne l’avait pas la dernière fois que nous avions un projet, mais cela pourrait changer dans le futur parce que les gens sont très mécontents de M. Trump et ils voient que, si on veut transporter ce pétrole et ce gaz à l’extérieur du Canada, on doit traverser le Québec pour exporter en Europe. »

En effet, cela pourrait changer. Les sondages démontrent une hausse importante de l’appui à de nouveaux pipelines au Québec. Selon un sondage SOM publié cette semaine, 61 % des répondants québécois trouvent « souhaitable » la relance de GNL Québec ; seulement 21 % sont d’avis contraire. Énergie Est recueille un appui presque identique, avec 59 % des Québécois se disant favorables au projet, contre 22 % qui s’opposent au pipeline qui avait été abandonné par son promoteur, TC Énergie, en 2017, en raison de l’opposition au Québec. TC Énergie s’est depuis séparée de sa division d’oléoducs. Et cette dernière, renommée South Bow Corporation, n’a pas indiqué si elle songe à relancer le projet dans la foulée des derniers événements.

Mais une chose est certaine : aucun promoteur ne recommencerait ce processus sans des garanties de la part des gouvernements fédéral et provinciaux qu’il aura l’appui politique nécessaire pour mener son projet à terme.

Même s’il existait de bonnes raisons commerciales pour relancer Énergie Est et GNL Québec — ce qui n’est pas clair dans un contexte où la période de construction pourrait se prolonger sur des années —, l’incertitude politique demeure le principal obstacle à la relance de ces projets. Les ministres libéraux fédéraux ont beau lancer des ballons d’essai, ils ne s’engagent pas pour autant à appuyer des projets si on les leur propose. Idem pour le favori dans la course à la chefferie libérale, Mark Carney.

Une victoire conservatrice aux prochaines élections fédérales pourrait changer la donne, le chef conservateur Pierre Poilievre ayant promis d’ouvrir la voie à de nouveaux projets d’énergie fossile. Reste que sans l’appui du gouvernement québécois, ni Énergie Est ni GNL Québec ne verront jamais le jour. Pour le moment, M. Legault, qui rêve d’éliminer l’écart de richesse entre le Québec et l’Ontario, ne veut pas fermer la porte à l’idée de les relancer. Mais il sait pertinemment que l’engouement soudain des Québécois pour les pipelines risque d’être passager. En effet, cela pourrait changer.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo