Les arts, pour résister

Les fascistes détestent les livres. Les autocrates, de manière générale, tendent aussi à détester la trop libre circulation des livres. Pour voir quelles idées ils voient comme les principales menaces à leur régime, il faut voir ce qu’ils censurent.

Aux États-Unis, dans les milieux conservateurs, on s’active depuis déjà plusieurs années pour bannir des livres des écoles. L’organisme PEN America a recensé plus de 10 000 interdictions de livres dans les écoles publiques américaines pour l’année 2023-2024. Quels sont ces ouvrages trop dangereux pour les enfants du pays ? En immense majorité, des livres rédigés par des personnes noires et racisées, des personnes LGBTQ et des femmes. Des livres qui humanisent les perspectives dites « minoritaires ».

On l’a souvent dit et plusieurs études l’ont démontré : la littérature développe l’empathie. L’imagination, ça se développe, ça se nourrit. Et par l’éveil à la lecture, les tout premiers contes, les enfants apprennent à se mettre dans la peau d’un personnage autre qu’eux-mêmes. Plus la littérature à laquelle on les expose est diversifiée, plus il y a des chances qu’on développe leur capacité à ressentir notre humanité commune. Si les fascistes détestent les livres, c’est qu’ils n’aiment pas la nuance, la complexité, l’imagination, la compassion — tout ce qui nourrit notre capacité à déployer un monde différent de celui dans lesquels ils nous enferment.

Je dis que les fascistes détestent les livres, mais ils n’aiment pas particulièrement plus le théâtre, le cinéma, la danse, la musique et les arts visuels qui ne se rangent pas derrière leur vision propagandiste du monde.

Il y a un truc dérangeant, voyez-vous, qui tend à se produire dans les salles de spectacle : l’émotion collective. Non seulement on peut s’émouvoir de la beauté, de la virtuosité de l’artiste, on se prend aussi à « rentrer » dans l’œuvre, même si on la sait très bien fictive. Lorsqu’on se retrouve par centaines ou par milliers à rire, à sourire ou à pleurer en même temps, nous ne sommes pas que « divertis » : on est aussi rattachés au « nous » de la salle, qui ressent au même instant une émotion semblable.

Les arts de la scène nous rappellent ce que nous avons en commun avec de parfaits inconnus, et ce, en permettant l’exploration de thèmes lourds, qui sont tabous dans presque tout le reste de l’espace public. La mort. Les tensions familiales intimes. La peur. La colère. La maladresse. L’amour dans tout ce qu’il fait ressortir, du plus sublime au plus hideux détail. Plus les thèmes abordés sont riches, et plus les spectateurs sont captivés, plus on comprend que sous nos conversations polies et légères de gens bien élevés, nous partageons un monde émotionnel intérieur riche, capable de profondeur. De lourdeur, aussi. Dans le bon sens du terme. Dans une société aussi séculière que la nôtre, c’est dans l’art qu’on a le plus souvent l’occasion d’explorer notre spiritualité — sans nécessairement l’appeler par son nom.

Par l’art, on touche à une partie de ce qui donne un sens à l’existence collective que le politique maîtrise et, surtout, contrôle très mal. Dans l’atmosphère de concentration collective qui enveloppe la performance d’un artiste, nous savons tous que nous sommes plus que des travailleurs, plus que des contribuables, plus que des électeurs. Pour les gens qui veulent nous enfermer dans ces dimensions de nos identités et de nos vies, l’art représente au pire un danger, au mieux une niaiserie, une pacotille, un luxe.

Je croyais important de nous rappeler la manière dont les arts et les lettres nous ouvrent à nous-mêmes, aux autres et au monde, et ce, pour deux raisons. La première, c’est que si nous sommes plus que des travailleurs, des contribuables et des électeurs, la résistance à ce que Donald Trump représente doit passer par un attachement renouvelé à la part de notre humanité qu’il méprise, voire ne devine même pas.

Bien sûr que si le président américain s’attaque à notre économie, notre réponse doit aussi être économique. En ce sens, les réflexes spontanés des gens de s’en prendre au pouvoir américain dans un langage qu’il comprend, c’est-à-dire l’argent, sont tout à fait louables. De grâce, continuons à revoir nos habitudes de consommation et nos plans de voyage.

Mais Trump représente aussi une attaque plus large à une forme d’humanisme dont l’art a toujours été un pilier. Lire les chefs-d’œuvre que ses sbires auraient envie de bannir s’ils en devinaient l’existence, c’est s’assurer que les idées, les aptitudes humaines qu’il cherche à faire reculer — l’imagination, la capacité à se mettre à la place de l’autre — foisonnent plus que jamais. Se ruer vers les théâtres pour vivre des moments de vulnérabilité à l’unisson avec des centaines d’inconnus, c’est refuser une vision du monde où l’homme est un loup pour l’homme, où soit on écrase, soit on se fait écraser.

La deuxième, c’est que Trump représente l’aboutissement caricatural et particulièrement violent d’une vision du monde où il n’y a que le pouvoir et l’argent qui comptent et où la seule culture qui vaut est celle qui s’aligne avec le kitsch nationaliste. La culture simple, sans nuance, binaire, celle qui s’agence à merveille avec la couleur du drapeau, celle qui se « commodifie » bien en piège à touristes. Ce n’est pas parce que Trump représente le plus cru et cruel de cette logique qu’on ne doit pas s’alarmer des décideurs qui s’engagent, à un moindre degré, sur le même chemin délétère.

Certains croient que le public québécois sera trop préoccupé par les menaces américaines pour entendre le milieu de la culture qui sonne l’alarme alors que le gouvernement caquiste, à Québec, lui réduit peu à peu les fonds et, donc, les ailes. Je crois plutôt que soutenir massivement nos artistes est l’un des meilleurs moyens pour s’en prendre à ce que Donald Trump représente : un projet d’atrophie de l’humanité. On peut protéger les artistes et s’en prendre au trumpisme, parce qu’on doit protéger les artistes pour s’en prendre au trumpisme.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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