«Une vie intelligente»: rêver le numérique autrement

Rares sont les artistes qui lancent un film et une pièce la même semaine. Dominique Leclerc n’en revient pas elle-même, de cette coïncidence. Après tout, elle a travaillé durant sept ans sur Posthumains, son premier long métrage, produit par l’Office national du film du Canada. Dans ce documentaire lancé le 23 février aux Rendez-vous Québec Cinéma, puis disponible en ligne à une date ultérieure, l’autrice de
« Les deux projets se répondent, dit-elle. Mais avec la pièce Une vie intelligente, je suis rendue plus loin. C’est un désir de passer à l’action de façon plus concrète. Parce que l’heure est grave. »
Avec ses projets artistiques, la créatrice a souvent l’impression de récupérer un dossier important que le politique « laisse tomber ». « Comment ça se fait qu’à chaque élection, qu’elle soit fédérale ou provinciale, il n’y a jamais de candidat qui parle de numérique ? C’est en train de bouleverser tous les aspects de nos vies et ils font semblant que ça n’existe pas. Parce qu’on ne manifeste pas que ça nous intéresse. Tant qu’on ne se mobilisera pas et qu’on ne dira pas à nos dirigeants que c’est primordial, ils ne bougeront pas. Donc, c’est un peu ça, l’appel. »
Ce sont les artisans de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, une initiative amorcée en novembre 2017 par l’Université de Montréal, qui ont d’abord contacté la Compagnie Jean Duceppe dans le but de faire connaître le document. L’idée a initialement surpris Leclerc, mais ce thème correspond totalement au mandat de la compagnie Posthumains, qu’elle dirige avec son co-metteur en scène, Patrice Charbonneau-Brunelle : « mettre en lumière des questions d’éthique, de technologies, qui touchent tout le monde et qui ne sont pas assez présentes dans l’espace public ».
Pour elle, créer une rencontre autour de ce sujet est « extrêmement important, urgent ». « On est chanceux, parce qu’il ne pouvait y avoir un meilleur moment pour sortir ce spectacle. La chose qui joue un peu contre nous, c’est que l’actualité va tellement vite. »
L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) et sa médiation ont beaucoup accéléré depuis l’arrivée de ChatGPT. L’équipe créatrice, qui désire que le spectacle reste accessible à tous les spectateurs, jongle donc depuis trois ans afin de maintenir la pertinence technologique de la pièce en 2025, tout en tentant de mesurer le niveau de savoir de la population. « On fait face à de gros défis ! »
Une vie intelligente s’amorce avec l’histoire des trois « pères de l’apprentissage profond », sortes de « Frankenstein » modernes : Yann Le Cun, Geoffrey Hinton et le Montréalais Yoshua Bengio. Ces lauréats du prix Turing sont « aujourd’hui complètement en désaccord les uns avec les autres ». À l’opposé du premier, plus optimiste, les deux autres « sonnent l’alerte publique depuis 2023 ». Ils font partie des spécialistes ayant réclamé un moratoire temporaire sur le développement de certains systèmes d’IA, une suspension qui n’a jamais eu lieu.
Le spectacle crée cette pause de réflexion collective, une « grande réunion citoyenne sur l’intelligence artificielle ». « On essaie de prendre un pas de recul, de se réunir même si tout nous polarise, nous décourage. Je pense que la solution est dans l’être-ensemble. » Et la pièce se construit dans l’ici-maintenant, sans quatrième mur, en interaction avec le public. « On profite de la grandeur de la salle, mais c’est sûr que c’est un défi ! » Il y a aussi un grand travail d’illustration scénique. « On tente de rendre concrète, par les moyens du théâtre, cette chose qui est complètement intangible. »
Témoignages
Une vie intelligente marie documentaire et fiction, jouant avec ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Un reflet d’une époque où on a de plus en plus de mal à démêler les deux. Pour créer la pièce, Dominique Leclerc a procédé « comme le ferait une IA » : « J’ai écouté beaucoup de gens, puis je me suis inspirée de ce que j’ai entendu, et il est à peu près impossible de retracer à qui j’ai volé de l’information, explique-t-elle en riant. J’ai inventé des personnages, mais qui sont inspirés de vraies personnes. Donc, mon processus créatif est aussi peu transparent que l’IA… »

La créatrice a recueilli des témoignages auprès de personnes de tous âges. « Mon élan premier était de donner la parole surtout à des personnes non expertes. Leurs réactions spontanées, quand on leur parle de ces sujets, sont extrêmement précieuses. Parce que ce sont les premiers réflexes que [les spécialistes] n’ont plus et auxquels il faut retourner, je pense. Donc, il s’agit de créer un espace où on peut faire résonner les inquiétudes et les espoirs des gens. » Les interprètes incarnant ces personnes (Félix Monette-Dubeau, Marcel Pomerlo, Natalie Tannous, Amaryllis Tremblay) côtoieront sur scène deux experts, dont le doctorant de l’Université de Montréal Thomas Emmaüs Adetou, qui s’est retrouvé dans le spectacle « parce qu’il était trop extraordinaire ».
Mais sous quel angle aborder cette question qui touche tant de domaines ? En s’inspirant des points soulevés par la Déclaration de Montréal, Leclerc désirait braquer les projecteurs avant tout sur des axes qu’elle juge insuffisamment couverts dans l’espace public, soit l’impact environnemental de l’IA et comment celle-ci modifie nos relations. Sans oublier un grand tableau touchant le système d’éducation. « Les jeunes se sont mis à utiliser l’IA. Les professeurs n’ont pas eu d’instructions claires à ce sujet, donc chacun y va un peu comme il pense. Ça crée des tensions. J’ai été à l’écoute de plusieurs profs. J’avais envie de leur donner une tribune, parce que ce sont les premiers qui ont été le plus affectés. Et je trouve ça extrêmement important, parce que l’IA bouscule notre rapport à la connaissance. Même en dehors de l’école, avec toute la désinformation et la manipulation de nos opinions. »
Et quant à la façon dont cette innovation affecte les rapports humains, on le constate déjà depuis plusieurs années. « Les gens peuvent penser qu’ils n’ont jamais utilisé l’IA, mais si vous [êtes sur] les réseaux sociaux, vous êtes en contact avec l’IA depuis longtemps. On a vu à quel point ça peut nous polariser. Moi-même, j’ai des proches avec qui les discussions sont devenues de plus en plus difficiles à cause des théories du complot. »
Prospectivistes
Dans ses créations, Dominique Leclerc a toujours « tenu à être nuancée » et à ne pas tomber dans le pessimisme. « C’est de plus en plus difficile pour moi, admet-elle. Je deviens très techno-anxieuse. Mais j’en suis consciente et je fais attention à ce que le spectacle ne soit pas trop dystopique. C’est pourquoi j’ai invité Catherine Mathys, qui fait de la prospective et est beaucoup plus optimiste que moi ! »
À chaque représentation, la communicatrice accompagnera un groupe diversifié de six à huit bénévoles — recrutés à la suite d’un appel de Duceppe — qui, après avoir vu le début du spectacle, se prêteront à l’exercice de la prospective dans une salle adjacente. Ils écriront un scénario « non dystopique », dévoilé à la fin, à partir d’un thème choisi par le public. Le conte d’un futur possible, générateur d’espoir, dans lequel se projeter. « Et on va essayer de s’en inspirer pour voir ce qu’on peut faire. Il s’agit de créer des portes de sortie hors de la dystopie, qui nous rattrape. »
L’une des trois prémisses proposées pour le scénario optimiste touche l’augmentation de la littératie numérique au sein de la population. « Pour le moment, on ne comprend pas comment nos outils fonctionnent — c’est aussi mon cas. Or, une plus grande littératie, c’est le début de la reprise du pouvoir. Et c’est un peu ce que le spectacle essaie de faire aussi. Comment retrouver un peu d’agentivité par rapport à ces monopoles [technologiques] qui sont en train de nous avaler. »
Pour l’artiste, cela peut commencer par de petits gestes, des engagements individuels. Et à la sortie du théâtre, les spectateurs auront accès à un code QR qui leur fournira « des trucs concrets », s’ils le désirent. « Si les gens retrouvent un peu d’espoir en sortant de la salle, je pense que notre job va être faite. Moi, ce qui m’aide à sortir de la dystopie, c’est d’être dans l’action. » Dominique Leclerc « n’en peut plus d’aller dans des conférences sur l’IA, d’où on ressort sans idée d’action concrète ». D’où ce spectacle.
Pour la créatrice, il ne s’agit pas de refuser cette révolution de l’intelligence artificielle. Mais elle nous invite à « rêver le numérique autrement ».