Francine Kay, itinéraire musical d’une revenante

La pianiste Francine Kay
Photo: Bo Huang La pianiste Francine Kay

La pianiste Francine Kay interprétera à la salle Bourgie, mardi, un récital associant des œuvres de Janáček, Suk, Kapralova, Silvestrov, Chopin et Debussy. Cela fait plus de vingt ans que la Torontoise, qui a passé toute son enfance et son adolescence à Montréal, n’a pas joué au Québec, et depuis 1998 qu’elle ne s’est pas produite dans la métropole.

Danseuses de Delphes, le premier des préludes du 1er Livre de Debussy ; « lent et grave », écrit le compositeur. Le climat est bien tel, avec une densité sonore qui force à la concentration comme dans peu d’autres versions. C’est à celle de Claudio Arrau que l’on songe. On entendra cela aussi, en concert, avec Radu Lupu au théâtre Maisonneuve.

Mais nous sommes en octobre 1993 et c’est une jeune Canadienne qui enregistre ainsi, à l’église évangélique d’Elora, en Ontario, les deux livres des Préludes.

Gravé dans le marbre

Le disque glane une mention dans Le Soleil sous la signature de Marc Samson en mars 1996. Le critique trouve la pianiste larguée par la concurrence en matière de « rythme, [d’]atmosphères, [de] palette sonore et [d’]inventivité ». Le CD, toutefois nommé aux prix Juno en 1996, attire l’attention d’Analekta qui publie, en 1998, le Livre I augmenté de quatre pièces (dont Lisle Joyeuse) nouvellement enregistrées en 1997. Claude Gingras jugera ces Préludes « sonores, poétiques, intérieurs, certains cependant affectés d’une inutile réverbération ».

C’est de l’étranger que viendra le regard adéquat. En Allemagne, le disque vaut à Francine Kay d’être « Artiste du mois » de Fono Forum, le mensuel musical de référence, en octobre 1998. Dans le magazine français Répertoire, Laurent Barthel écrit : « Rarement pianiste aura fait preuve ces temps-ci dans Debussy d’une telle richesse de sonorité, d’un tel raffinement dans la variété des attaques, d’un tel sens de l’architecture. Le résultat est tout simplement prodigieux. »

Cette lecture des Préludes était, et reste à nos yeux, l’une des plus fascinantes jamais enregistrées. Et puis… presque plus rien. Un disque Ravel-Satie, passé inaperçu ici. Un CD de sonates pour violoncelle et piano avec Elizabeth Dolin, récompensé par le magazine Répertoire, mais pas davantage considéré et commenté par les quotidiens au Québec. Et le silence médiatique. Pas de lendemains. Jusqu’en 2023, un disque de musique tchèque, à nouveau chez Analekta, à nouveau formidable. Et un retour, mardi, en salle pour un récital.

À vrai dire, nous n’avons même pas trouvé trace de récitals antérieurs, à Montréal, les prestations de Francine Kay étant des soirées de musique de chambre où elle tenait la partie de piano, par exemple dans le Quintette de Schumann avec le Quatuor Claudel en mai 1998.

Une ville

Nous avons donc voulu savoir qui est Francine Kay et ce qu’elle a fait toutes ces années. Nous l’avons jointe aux États-Unis, où elle vit. « Je suis née à Toronto. Ma famille a déménagé à Montréal lorsque j’avais 2 ans et j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence ici, jusqu’à 18 ans. J’ai fait mes études à l’École de musique Vincent-d’Indy, puis je suis allée à la Juilliard School of Music à New York pour un baccalauréat et une maîtrise », nous dit-elle, presque intimidée de susciter l’attention.

Après Montréal et New York, on retrouve Francine Kay à Banff. « J’ai pu rencontrer de grands pianistes et jouer pour eux, tels le Hongrois György Sebök (1922-1999) ou le Canadien Marek Jablonski (1939-1999), qui a eu une grande influence dans ma vie. Il y a eu la musique de chambre aussi. Après cela, je suis revenue à Toronto, où j’ai rencontré Leon Fleisher. »

Leon Fleisher, né en 1928, fut l’un des pianistes américains les plus éminents des années 1950 et 1960, jusqu’à la perte, pour des raisons neurologiques, de l’usage de sa main droite en 1964. Il devint alors l’un des professeurs les plus réputés au monde. On l’associe au Curtis Institute of Music de Philadelphie, mais il enseigna aussi à Toronto. « Je n’oserais dire qu’il est devenu un ami, mais j’ai eu l’occasion de le connaître et c’est quelqu’un que j’aimais beaucoup. »

À ce moment, Francine Kay entama une carrière. « Le disque Debussy, je l’ai enregistré alors que j’étais à Toronto. Je ne me souviens plus de ce qui est venu en premier : l’idée du disque ou la bourse. Je pense que c’était l’idée. C’était un projet à petit budget, dans une petite église avec un ami, Clive Allen, à la prise de son. Après cela, je suis allé à Tanglewood grâce à Leon Fleisher, où j’ai rencontré Gilbert Kalish. »

Pianiste des Boston Symphony Chamber Players, Kalish était un pédagogue très réputé à l’Université de New York, à Boston et à Tanglewood. « Là, j’ai eu l’idée de faire un doctorat. J’avais une grande amie qui était aussi mon élève. Je l’ai décidée d’aller faire sa maîtrise avec Gilbert Kalish. Nous étions dans un bar et nous avons décidé d’aller ensemble, elle en maîtrise et moi en doctorat. Nous avons pris la voiture et sommes parties avec son chien. »

Francine Kay explique que l’une des clés de son parcours est d’être « tombée amoureuse de la ville de New York ». « J’ai eu la chance d’avoir un appartement. L’aventure et l’amour de la ville ont décidé ; c’est le chemin de la vie. »

Se relaxer

À New York, soudain, on ne parle plus de carrière. C’était après le 11 septembre 2001. « J’allais écouter beaucoup de musiques différentes, pas seulement du classique. J’observais l’engagement des jeunes envers différents genres de musiques. Je voulais aller au-devant de jeunes qui ne connaissaient pas la musique classique et j’ai joué de la musique classique dans les bars, les clubs, les cafés. J’ai consacré passionnément mon énergie pendant plusieurs années à cela. »

À Greenwich Village, dans un café où elle se produit fréquemment, Francine Kay fait entendre des sonates de Beethoven à de nombreux jeunes qui n’ont aucune idée de ce répertoire. « Je jouais aussi un peu de musique populaire pour faire des liens. Pour moi, l’interaction avec le public était différente. Avant, j’étais presque gênée de jouer en public. Après, je me sentais très ouverte, relaxée, et je faisais des choses que je n’aurais pas osées auparavant. J’ai aussi développé une appréciation plus large pour d’autres musiques et pour les gens en général. »

Puis la vie a décidé qu’il fallait se réorienter : « D’autres choses sont arrivées et ont fait que j’ai dû me tourner vers l’enseignement. J’ai trouvé un petit poste à l’Université de Princeton [New Jersey, à mi-chemin entre New York et Philadelphie] et mes attributions ont augmenté petit à petit. Puis je suis retournée à la carrière. Peu à peu, je suis revenue. Et voilà ! »

Enregistrer

Le disque de 2023, Choses vécues et rêvées, titre du cycle opus 30 de Josef Suk, a rappelé Francine Kay à notre bon souvenir. « J’adore enregistrer », dit celle qui est fascinée par le processus conduisant à « capter l’idéal d’un moment ». « Il me semblait important que la musique tchèque soit entendue davantage », considère-t-elle.

La pianiste a envoyé de petites capsules vidéo à Analekta, qui a accepté le projet. Le premier coup de foudre tchèque de la Québécoise d’adoption a été la Sonate de Leoš Janáček. « Il documentait la manière dont les gens parlaient, la musique folklorique aussi. Sa musique parle comme une langue, avec des mots, des accents, des mélodies, des émotions uniques. »

Ensuite, la pianiste a découvert Josef Suk, « une musique avec beaucoup d’imagination, de fluctuations de tempos, un nombre immense d’indications. Les autres œuvres pour piano sont plus traditionnelles, mais Choses vécues et rêvées sont des vignettes de sa vie, liées à sa famille, à sa vie, à ses rêves ».

Pour ses projets, Francine Kay n’a encore « rien finalisé ». « J’ai découvert l’Opus 8 de Fanny Mendelssohn que j’aime beaucoup, mais je ne veux pas faire tout un disque Fanny Mendelssohn et n’ai pas trouvé le couplage. »

Sa charge d’enseignement ne l’empêche pas de relancer sa carrière. « C’est beaucoup de travail, mais si j’ai davantage d’engagements, je pourrai choisir d’enseigner moins. »

Notre curiosité sera grande d’entendre pour la première fois en salle cette artiste qui nous avait ensorcelés à travers un disque il y a 27 ans.

Francine Kay à Montréal

Récital à la salle Bourgie, mardi 25 février, 19 h 30

En concert cette semaine

Le Ladies’ Morning reçoit le Quatuor Goldmund à la salle Oscar Peterson à 15 h 30.

Le Festival Montréal / Nouvelles musiques se poursuit toute la semaine.

Jonathan Cohen dirige Mozart et les fils de Bach, à Québec jeudi, et à Montréal vendredi.

Charles Richard-Hamelin et Andrew Wan jouent le Concerto pour violon et piano de Mendelssohn à l’OSM, jeudi à 19 h 30 et samedi à 14 h 30.

L’Atelier d’opéra de l’Université de Montréal présente Hänsel und Gretel à la salle Claude-Champagne jeudi et samedi à 19 h 30.

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