Marie-Sissi Labrèche, indomptable écrivaine

Marie-Sissi Labrèche écrit avec ce ton nerveux et franc qui l’a imposée dans le paysage littéraire québécois dès ses débuts.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Marie-Sissi Labrèche écrit avec ce ton nerveux et franc qui l’a imposée dans le paysage littéraire québécois dès ses débuts.

Interviewer Marie-Sissi Labrèche, c’est se laisser entraîner dans un courant rapide. Elle parle comme elle écrit : avec urgence, sans détour. Elle s’excuse — souvent — presque par réflexe, comme si sa lucidité risquait de heurter. Elle avoue : « J’écris avec humilité. J’écris en me regardant vraiment. Je ne me cache pas. De toute façon, je parle tellement vite. Je ne saurais pas me cacher. »

Dans Un roman au four, autofiction publiée ces jours-ci chez Leméac, l’écrivaine à qui l’on doit entre autres l’incisif Borderline — paru il y a un quart de siècle (!) — tente d’écrire un roman, se heurte à l’épuisement lié aux tâches domestiques, aux bruits de la maisonnée et aux attentes diffuses des autres. La charge mentale ne se limite pas aux obligations concrètes : c’est aussi un parasitage permanent, une impossibilité de penser librement.

Dans ce livre, son flot de pensées, livré sans ponctuation autre que les quelques virgules çà et là, va tous azimuts sur 160 pages : « … je reste là bétonnée sur mon sofa avec mon portable sur les genoux à regarder à la télé une comédienne parler de son TDAH en gigotant sur son fauteuil d’interviewée comme si elle souffrait de vaginite, peut-être qu’inconsciemment c’est ma manière de me révolter, de me rebeller, ma petite grève syndicale de divan avec ma chatte à côté de moi, parce que pourquoi c’est toujours à moi de me coltiner le poulet la vinaigrette les légumes à éplucher, pourquoi c’est toujours moi qui dois faire rouler cette foutue baraque, parce que j’ai des ovaires et que quelque part dans l’histoire de l’évolution un homme a décrété, parce que c’était forcément un homme, que c’était mon rôle… »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Avec «Un roman au four», Marie-Sissi Labrèche se penche sur l’espace que les femmes doivent arracher à la routine pour créer.

Marie-Sissi Labrèche écrit avec ce ton nerveux et franc qui l’a imposée dans le paysage littéraire québécois dès ses débuts. Ici, elle se penche sur l’espace que les femmes doivent arracher à la routine pour créer. « Ce qui me gosse, je l’écris. C’est mon processus. Et là, ce qui me gosse, c’est la charge mentale des femmes. J’avais besoin d’écrire là-dessus. »

Si Un roman au four explore le poids des obligations, La pirate plonge dans un tout autre registre. Avec ce premier album jeunesse, à paraître sous peu aux Éditions Michel Quintin, Labrèche conserve son énergie et sa fougue, cette fois pour raconter les aventures d’Abiguili, une petite chatonne imaginative assoiffée d’aventure. Illustré par Didier Loubat, ce livre destiné aux enfants dès 3 ans inaugure une nouvelle collection pour les tout-petits.

L’illusion du calme

L’autrice le sait : son rapport au monde est tout sauf posé. Dans Un roman au four, l’héroïne rêve de lenteur : « Mais c’est comme pour tout, qu’est-ce que j’aimerais être sûre de moi, parler calmement, posément comme un prof d’université avec des idées bien organisées et un débit qui s’écoule à la manière d’un long fleuve tranquille, un débit lent, des propos pesés… » Son écriture s’y oppose : nerveuse, rapide, presque impatiente.

La conversation s’oriente vers ces femmes tornades qui tentent d’apaiser leur nature bouillonnante. Est-ce que cette foudre n’est pas, justement, essentielle à la littérature féminine ? Labrèche acquiesce, consciente de cette dualité. Pourtant, le désir d’une existence plus fluide, plus ordonnée, demeure. « Mais je ne veux pas être dans la plénitude d’écrire, sinon je n’écrirais pas. Il faut un minimum d’inconfort. Si je suis trop confortable, je regarde Netflix. Ça prend de l’adversité, un petit peu. » Ce paradoxe traverse toute son œuvre. Écrire, c’est résister. Mais écrire, c’est aussi lutter contre soi-même.

En 1993, Marguerite Duras avançait dans Écrire : « Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. C’est une solitude. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit. » L’isolement, Marie-Sissi Labrèche l’a aussi connu sous plusieurs formes. D’abord dans certaines relations où elle s’est sentie enfermée, puis dans cette solitude imposée par la création, nécessaire, mais parfois étouffante. Il y a quelques années, après presque une vie entière sur l’île de Montréal, c’est sur l’île Perrot qu’elle a élu domicile. Un lieu choisi pour accommoder le travail de son époux ingénieur, mais où elle peine à trouver sa place, comme femme et comme mère.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Comment écrire, se demande Marie-Sissi Labrèche, quand l’attention est toujours dirigée ailleurs, happée par les exigences des autres?

« Mes amis habitent tous loin et je ne peux pas les voir pour bavarder, prendre un verre, me changer les idées, m’empêcher de déprimer », affirme Labrèche. La narratrice d’Un roman au four poursuit : « Ma fille n’arrive pas à s’adapter à la seule polyvalente du coin parce qu’elle est différente des autres ados sportives en basket et en vêtements en lycra, qui passent leur vie en groupe de cinq à l’écœurer, parce qu’être seule à l’adolescence, c’est l’enfer. Et qu’elle soit victime d’intimidation de la part de petites crisses malpolies et que je passe des heures à écrire des courriels à la direction, aux professeurs, aux parents des petites crisses et à me faire un sang d’encre. »

Écrire sans compromis

Comment écrire quand l’attention est toujours dirigée ailleurs, happée par les exigences des autres ? Il y a toujours quelque chose à sacrifier, et la culpabilité persiste. Celle de ne jamais parvenir à concilier toutes les sphères de sa vie. « Peu importe où on est, confie Labrèche, quand on n’a plus de liens sociaux, quand on n’a pas nos amitiés, quand on n’a pas nos points de repère, on a une grande solitude et ça nous pousse à écrire, à créer. Ce livre-là, je l’ai écrit parce que je devais l’écrire. Parce qu’il y avait un inconfort. Parce que je ne peux pas me contenter d’être bien. »

Marie-Sissi Labrèche n’écrit pas pour plaire. Elle écrit parce qu’elle n’a pas le choix. Parce que chaque livre est une manière d’exister pleinement, de prendre sa place. « Je ne suis plus une gamine qui a toute sa vie devant elle. Je raconte la vie telle qu’elle est. C’est courageux, je crois. » Avec Un roman au four, elle aborde ce que signifie, encore aujourd’hui, être artiste quand tout conspire à vous en empêcher. Elle écrit sans compromis, d’une parole brute et lucide, et c’est précisément cette franchise qui fait sa force.

Un roman au four

Marie-Sissi Labrèche, Leméac, Montréal, 2025, 150 pages

Abiguili T. 1 : La pirate

Marie-Sissi Labrèche (texte) et Didier Loubat (illustrations), Michel Quintin, 2025, 32 pages

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