Un sentiment de trahison

Les amis ne menacent pas leurs amis, fait valoir l’auteur.
Photo: Darryl Dyck La Presse canadienne Les amis ne menacent pas leurs amis, fait valoir l’auteur.

J’ai servi pendant trois ans comme officier de liaison auprès de l’armée des États-Unis. Mes collègues américains me taquinaient souvent en disant que le Canada était leur 51ᵉ État. Je n’ai jamais trouvé ça particulièrement drôle, mais je comprenais ce qu’ils voulaient dire : « Vous êtes des nôtres. » Ce n’était pas méchant, seulement un peu maladroit. Quand l’un d’eux insistait trop, je répliquais : « Qu’est-ce que vous penseriez de devenir la 11ᵉ province ? » Cela provoquait généralement un rire gêné — le genre de rire qu’on lâche quand on comprend soudainement qu’une blague peut aller dans les deux sens.

Quand Donald Trump a commencé à parler du 51ᵉ État et à qualifier notre chef d’État de gouverneur, je n’ai jamais cru une seconde qu’il plaisantait. Peu après, il nous a menacés de lourds tarifs douaniers, nous accusant d’être un voisin horrible qui laisse entrer des migrants illégaux et du fentanyl. Pourtant, les chiffres fournis par son propre gouvernement contredisent ces affirmations : le fentanyl et les migrants clandestins en provenance du Canada ne représentent qu’une infime partie du problème américain.

Comme le veut le dicton : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Les accusations mensongères de Trump ont un objectif clair : préparer le terrain pour une annexion. Si cela vous semble exagéré, écoutez son ancien stratège en chef, Steve Bannon, qui en parle ouvertement. Pourquoi Trump voudrait-il annexer le Canada ? Parce que c’est ainsi qu’il pense, tout simplement. Tout comme il a les yeux sur Gaza, sur le Groenland et sur le Panama, il considère le Canada comme une terre à acquérir.

« Manifest Destiny »

L’Arctique regorge de ressources. Contrôler l’Arctique canadien, le Groenland et le détroit du Danemark, au nord-ouest de l’Islande, donnerait aux États-Unis un contrôle stratégique sur l’Atlantique Nord. Mais même cela, c’est peut-être lui donner trop de mérite : il voit probablement le Canada plus simplement comme une vaste étendue ouverte à l’expansion américaine, tout comme le Midwest et la côte ouest l’étaient au XIXᵉ siècle. À ses yeux, absorber le Canada est juste une autre étape du « Manifest Destiny » américain.

Notre plus proche allié menace de mettre notre économie à genoux pour, à terme, forcer notre annexion. Ayant servi aux côtés des Américains, je ressens un profond sentiment de trahison. Les amis ne menacent pas leurs amis. Ils ne complotent pas pour saboter leur économie ou s’emparer de leur territoire.

Nous considérons les Américains comme nos amis naturels — et dans l’ensemble, ils le sont. Mais en réalité, l’Américain moyen pense au Canada à peu près autant qu’un Canadien moyen pense à… l’Islande. J’ai vécu et travaillé à Washington, D.C. pendant un an avant d’entendre le Canada mentionné à la radio. L’animateur a dit : « Vous savez, cette vague de froid que nous subissons ? Elle vient du Canada. » C’était tout.

Une indignation absente

C’est le gouvernement Trump qui nous menace, pas le peuple américain. Mais où sont nos amis en politique, parmi les vétérans ou dans le monde des affaires, pour dire : « Pas en mon nom. On ne traite pas ainsi nos amis canadiens. » Leur silence est assourdissant.

Ceux qui s’opposent à Trump sont trop occupés à choisir parmi ses multiples décisions chaotiques celle qui les indigne le plus. Incapables de formuler une réponse ciblée, ils laissent passer l’idée même de l’annexion du Canada, comme en témoigne la réaction anémique des médias américains. Leur absence d’indignation suggère que cela ne les choque pas vraiment.

Je me sens trahi. J’ai servi avec des Américains, sur leur sol et à l’étranger. Nous avons accueilli leurs avions et leurs passagers le 11 Septembre. Nous partageons des équipes sportives. Nous avons une économie intégrée. Nous avons la plus longue frontière non militarisée du monde parce que nous sommes amis. Et pourtant, quand la Maison-Blanche nous menace, le peuple américain reste silencieux.

Martin Luther King Jr. disait : « Nos vies commencent à se terminer le jour où nous devenons silencieux à propos des choses qui comptent. » Le silence des élites américaines me dit que la souveraineté du Canada ne compte pas vraiment pour elles. Et c’est une trahison que je n’aurais jamais imaginée.

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