La plus puissante des écoles de l’imagination

Les mouvements récents de la puissance mondiale voisine mobilisent nos énergies en vue d’affronter des menaces auxquelles nous n’avons pas fait face depuis plusieurs décennies. Ces turbulences amènent même nos concitoyens à éprouver des formes renouvelées de solidarité. Par ses actions, le président aux commandes remet en question les frontières du droit et met à l’épreuve certaines valeurs qui animent la société canadienne.
De quelles valeurs s’agit-il au juste ?
La fédération s’est constituée depuis une quarantaine d’années sur des droits que l’on dit fondamentaux. Érigé comme le fondement du régime canadien, ce système de droits s’inscrit comme principale valeur de l’État. Ce dernier, qui considère que notre citoyenneté repose essentiellement sur ces droits, nous conçoit comme une somme d’atomes individuels, grignote notre tissu social et malmène plusieurs fondements démocratiques. Ce régime, qui considère le droit comme indépassable, lui confère une aura d’omnipotence. Il le présente ainsi comme un simple constat. Un état de fait ne laissant guère de place à l’inscription de nos valeurs, même les plus brûlantes.
Le droit, enseigné dans nos facultés comme une froide recette de petits gâteaux, a pour effet de nous enfermer dans un ensemble strict de règles rigides, tel un cadre de conduite opéré par des techniciens. Jean Giraudoux disait pourtant : « Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité. »
Si l’on prenait pleinement conscience des potentialités de cet outil, on pourrait en exploiter toute la magie.
Les turbulences de notre époque font écho à d’autres périodes mouvantes de notre histoire. Au tournant des années 1940, nos sociétés fondées sur la production ont basculé vers un système fondé sur la consommation. L’époque, qui valorisait l’effort, la responsabilité et la maîtrise de ses désirs, a depuis laissé place à un système où le consommateur est devenu roi. Ses désirs sont le carburant illimité de son fonctionnement.
Ce changement de régime économique s’est accompagné d’un changement de régime moral. La spiritualité, qui conférait une profondeur et un sens aux actions et aux idéaux poursuivis, a fait place à la stricte matérialité. Libéré de la contrainte du sacré, le consommateur pouvait dès lors profiter sans entraves de ses désirs. Grâce à ce « progrès », les cultures, les corps et la nature ont pu être considérés comme des biens de consommation.
Le droit individuel s’est ainsi couplé à la satisfaction des désirs, et leur assouvissement fut érigé en tant que nouvelle valeur principale de nos sociétés. Une révolution enivrante, où confort rime avec liberté.
Dans son célèbre discours sur la servitude volontaire, La Boétie écrivait : « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. »
Au sein de cette chaîne de consommation, l’amour se retrouve prisonnier de cette frénétique insatisfaction. Taraudé de confusions entre besoins et désirs. Entre droits et privilèges.
Dans ce monde, les individus mis en concurrence sont plongés dans une hostilité spiritualisée. Nous y sommes nous-mêmes présentés à la fois comme objets de convoitise et comme potentielles victimes de dénonciations ou d’agressions. Une ambiance rongée de méfiance.
L’époque qui frappe à nos portes fera appel à toute notre chaleur et à toute notre solidarité. Pour la traverser, nous aurons à cultiver des valeurs qui transcendent la consommation. Nous pourrions commencer par la compassion, la confiance et l’amour. Ces ingrédients, qui ne représentent assurément pas des privilèges, pourraient être abordés comme des droits. Peut-être même des droits fondamentaux.
Si aucun pays n’a jugé bon de les constitutionnaliser, c’est possiblement parce qu’ils étaient considérés comme suffisants en eux-mêmes. Croyait-on que leur conférer un tel statut briserait quelque chose ? Une forme de magie ?
L’imagination dont nous parle Giraudoux propose d’utiliser le potentiel de nos esprits pour élaborer des projets qui échappent à la pensée conventionnelle. Elle invite à penser non seulement le droit, mais nos vies comme source de créativité.
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