Devrais-je partir ou bien rester dans ce réseau social qui m’a piégé?

«Je ne voudrais pas mettre fin à ce monde d’échanges, d’empathie, d’identification, de reconnaissance», écrit l’auteur.
Photo: iStock «Je ne voudrais pas mettre fin à ce monde d’échanges, d’empathie, d’identification, de reconnaissance», écrit l’auteur.

De plus en plus, je le sens, je le sens très profondément ! J’ai l’impression d’avoir été trahi par mon réseau social. Et pourtant, je ne peux pas me résigner à le quitter. Je ne voudrais pas que mes amis se sentent lâchés. J’en ai 1800 ! Je ne voudrais pas mettre fin à ce monde d’échanges, d’empathie, d’identification, de reconnaissance. Et pourtant, je me sens piégé quand je vois les multimilliardaires de la techno nous regarder avec arrogance et nous censurer, quand je les vois appuyer des politiques liberticides contraires à nos valeurs, à nos luttes. J’ai aussi l’impression qu’on me vole ma pensée, mes données, mes images, mes fleurs, mes bouquets, mes poèmes et mes bisous.

Je n’ai pas vu venir la chose, ou alors, oui, je l’avoue, je l’ai vue venir, et j’ai fermé les yeux. Mais là, l’étau se resserre dangereusement. Surtout depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Cette techno-oligarchie infernale qui censure et étouffe les libertés me met mal à l’aise et en contradiction avec moi-même. Quel désarroi maintenant ! Car j’ai fini par comprendre que c’en est fini de mes chances d’accéder à un public sympa si je quitte mon réseau social.

Ça m’a sorti de mes îles intérieures et de ma vie imparfaite, du silence de mes rêves, j’avais tant le goût de partager ! J’aimais de plus en plus ces rapports qui se composaient et se recomposaient à travers les mots, les photos, les pensées, les fleurs, les petites choses du quotidien exprimées, les coups de sang ou les euphories, j’aimais tout. Mes interventions quotidiennes sur la plateforme du réseau m’ont réconforté et je me suis pris au jeu pour mon plus grand plaisir. Naïvement, depuis 2013, j’ai répondu à la question quotidienne sur ma page « À quoi pensez-vous, Daniel ? ». Cette activité d’écriture et d’art m’a permis de vivre un peu plus de solidarité.

J’ai maintenant de plus en plus l’impression d’avoir été dupé, de m’être fait attraper. Je me suis inscrit, j’ai pris ma carte d’embarquement. Douze ans, quasi quotidiennement ! Et la haine, le ressentiment, l’envie, tous ces sentiments tristes qui circulaient dans les nouvelles, ont peu à peu disparu de ma page, page que je contrôlais, et mes amis suivaient aussi les mêmes pistes, des pistes heureuses, des pistes de bonheur, loin des passions tristes du monde. Un espace pour s’indigner, oui, mais pas seulement ça. Un espace, aussi petit soit-il, où régnaient la lumière et la raison, et surtout l’espoir.

Les affinités électives

J’ai trouvé cela poétique par moments, et même souvent. À part la publicité qui s’est infiltrée graduellement, je ne me méfiais pas trop, car il y avait tant de choses sincères, tant de partages émouvants, tout le temps. J’étais accro. Si je m’absentais du réseau quelques jours, j’avais l’impression de rater quelque chose, c’était devenu à ce point-là ! Cela répondait à un besoin sincère : une nécessité vitale de solidarité, d’affection.

Des amies, déjà, m’ont dit de ne pas renoncer à partager la beauté, la poésie et l’amitié, que c’est une manière de résistance et de consolation et que, même conscientes du piège, elles choisissaient de rester. Alors voilà où j’en suis… je continue, je garde un œil sur l’évolution de l’affaire. J’y pense souvent en lisant les nouvelles et je me dis : mais comment se fier à ces hommes d’affaires, ces multimilliardaires qui piratent la Terre ? Voilà… j’hésite, je me sens contraint, mais je ne veux pas abandonner pour le moment, car il y a toute cette solidarité que je sens encore, tout cet amour dont je ne peux plus me passer.

Toute personne, si petite soit-elle dans l’univers, toute âme, si secrète qu’elle soit, peut et voudra sans doute dire son mot, s’exprimer et, à son tour, recevoir et donner aussi du mouvement, être là, montrer son âme, discrètement ou plus ouvertement, sur sa page personnelle. Exister sur la grande trame du fil d’actualités d’un réseau social, même si on ne prend pas la parole tous les jours, c’est lire, percevoir, être en état d’ouverture, de discernement. On pourrait aussi dire que c’est cultiver des affinités ! Des affinités électives !

C’est pour cette raison que j’hésite à partir : je ne veux pas perdre les affinités électives que j’ai développées avec mes amis sur mon réseau social. Voilà où ça me blesse aujourd’hui. Et pourquoi j’y réfléchis.

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