Que reste-t-il de l’État-providence?

Une manifestation pour dénoncer les coupes budgétaires en éducation des adultes, en 1988, à Montréal.
Photo: Jacques Grenier Archives Le Devoir Une manifestation pour dénoncer les coupes budgétaires en éducation des adultes, en 1988, à Montréal.

Un dossier récemment publié dans La Presse posait la question suivante : avons-nous encore les moyens de notre État-providence ? L’éditorialiste Stéphanie Grammond et la journaliste Marie-Eve Fournier y dressent un portrait assez sombre de l’état des finances publiques et des coûts entraînés par les programmes sociaux.

À LCN, la chef d’antenne Julie Marcoux demandait si le Québec pourrait s’inspirer du département états-unien de l’Efficacité gouvernementale, ou DOGE, cet organisme sous la gouverne d’Elon Musk qui procède à des coupes massives dans la fonction publique américaine. Puis, le ministre du Travail, Jean Boulet, a déposé un projet de loi visant à limiter considérablement la portée des grèves dans le secteur public, invoquant le « bien-être de la population ».

Il ne fait aucun doute que le climat politique, social et économique est en train de changer. Pour les personnes ayant vécu dans les années 1980 ou celles, comme moi, qui s’y sont intéressées dans le cadre de recherches historiques, les événements récents évoquent une sensation de déjà-vu.

À l’époque, le gouvernement américain de Ronald Reagan avait procédé à une réduction radicale des budgets des services publics et des programmes sociaux, à des privatisations, à une répression des mouvements syndicaux et à un allègement du fardeau fiscal des mieux nantis. À long terme, ces réformes néolibérales ont aggravé les inégalités socio-économiques et affaibli le filet social — comme l’ont récemment démontré les débats sur l’inaccessibilité des soins de santé.

Sans aller aussi loin que les États-Unis, le gouvernement québécois s’est également engagé dans la voie du néolibéralisme dès le tournant des années 1980. La crise économique et financière a permis de justifier des reculs majeurs dans les services publics et les programmes sociaux, affectant principalement les groupes les plus vulnérables. Il est maintenant possible d’observer à quel point la plupart des « solutions » néolibérales se sont révélées inefficaces, voire catastrophiques.

Dans le milieu de l’éducation, les vagues de compressions budgétaires ont laissé les écoles publiques dans un piètre état. L’intégration des élèves en difficulté dans les classes ordinaires, sans ressources adéquates, a été ponctuée d’échecs. Le financement public des écoles privées et la création de programmes particuliers (pour retenir les « bons élèves ») ont creusé les écarts entre les milieux, menant à un système à trois vitesses. Quant aux conditions d’emploi, elles se sont tellement dégradées au cours des dernières décennies qu’une forte proportion d’enseignantes (jusqu’à 50 %) quitte désormais la profession après cinq ans.

Le réseau de la santé a subi des « plans de redressement budgétaire » dès la fin des années 1970, ce qui a entraîné des fermetures de lits ainsi que des déplacements et des réductions de services. Les débats sur la privatisation, dans la foulée du rapport Gobeil (1986), ont ouvert la voie à des mesures de privatisation et de sous-traitance, notamment dans les services auxiliaires comme la buanderie ou l’alimentation. Les orientations gouvernementales ont durablement fragilisé la structure de l’emploi, avec la montée fulgurante du travail à temps partiel et occasionnel chez le personnel soignant dès les années 1980.

La mise en place de ces réformes s’est accompagnée de discours des élites politiques et économiques ciblant directement le modèle de l’État-providence. Les individus devaient être « responsabilisés » à l’égard de leur consommation de services publics, l’État ayant atteint sa « capacité de payer ». Il fallait dorénavant accroître la productivité, la flexibilité et la mobilité du personnel du secteur public. Le droit de grève et le régime de négociation ont été restreints, limitant la capacité des syndicats à s’opposer aux réformes en cours.

Il y a quarante ans, les stratégies de division entre contribuables et syndicats, ou entre secteur public et secteur privé, ont été essentielles pour imposer un programme néolibéral. Toutefois, si le Québec n’a pas connu exactement le même sort que les États-Unis, c’est notamment en raison d’un attachement de la population envers les services publics et grâce à la combativité de plusieurs mouvements sociaux (féministes, communautaires, syndicaux, étudiants).

Non seulement ces derniers ont freiné certains reculs, mais ils ont également réussi à obtenir de nouveaux gains en exerçant une pression sur l’État. Les centres de la petite enfance en sont un exemple remarquable et bénéficient aux enfants, aux parents et aux travailleuses.

Les clivages qu’on tente, encore aujourd’hui, de nous imposer sont illusoires. Par exemple, la population et les syndicats ne forment pas des groupes aussi distincts qu’on voudrait nous le faire croire. Le personnel des services publics est composé à 75 % de femmes, et plus d’une travailleuse québécoise sur quatre est employée du secteur public ; les femmes sont aussi les principales bénéficiaires des services et programmes sociaux. Quant aux immigrants qui « surutilisent » les soins de santé (comme on a pu le lire), rappelons qu’ils forment une part importante de la main-d’œuvre dans les hôpitaux et les CHSLD.

Alors qu’un vent de droite se lève, notre arme la plus puissante reste la solidarité.

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