La menace

C’était sur la Côte-de-Beaupré, dans les années 1960. Je marchais avec mon père parmi les érablières de l’arrière-pays en direction de la sucrerie familiale. Chemin faisant, nous passons près de la cabane de monsieur Francis.
Ma curiosité de petit gars me fait m’en approcher, coller mon nez à la fenêtre empoussiérée ; voilà même que je m’enhardis et pousse la porte : elle s’ouvre ! D’un coup, je me sens comme un voleur et la referme aussi sec. Revenant vers mon père, je m’exclame : « La porte est même pas barrée ! »
Mon père, tout en continuant de marcher, me répond : « On barre jamais un camp dans le bois ! »
— Pourquoi ?
— Il pourrait passer quelqu’un mal pris, perdu, blessé, en pleine tempête de neige… Faut qu’il puisse se mettre à l’abri.
Les valeurs québécoises
Ces temps-ci, alors qu’on nous rabâche l’importance de ces « valeurs québécoises » qu’on aimerait bien opposer à l’immigration, cette anecdote me revient souvent à l’esprit. Car les valeurs québécoises, ça consiste justement à ne jamais abandonner quelqu’un dans un banc de neige ; au contraire, ça consiste plutôt à ouvrir sa porte quand le blizzard souffle sur de malheureux écartés.
Je sais bien qu’il y a des enjeux — occasions et défis — économiques autant que culturels avec l’immigration. Mais l’importance que le politique prête à ce phénomène actuellement m’apparaît démesurée, et plus que louche. À croire qu’il s’agisse là de la principale des menaces que nous ayons à affronter…
Le 1 % de grands privilégiés
Sérieusement ? Vous ne voyez rien de plus prioritaire ?
Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ? Les coûts pharaoniques de l’adaptation aux changements climatiques ? La révolution numérique qui altère ontologiquement l’humanité, notre rapport à l’autre, en plus d’attaquer frontalement la diversité culturelle ?
L’actuelle version déjantée du capitalisme, que certains appellent même technoféodalisme, qui produit des inégalités incommensurables et se fout profondément du bien commun ? Non ? Ce n’est pas ça qui vous inquiète ?
Rappelez-vous du temps pas si lointain où l’on parlait du fameux 1 % de grands privilégiés. On en est maintenant au 0,1 %, avant de passer bientôt au 0,01 %, à la suite de quoi on saura, j’imagine, le nom du gars… Tout ça est évidemment bien moins terrible que l’arrivée de Pedro, de Maria et de leurs trois enfants !
Sans parler de ce face-à-face violent entre salaire minimum et inflation qui fait en sorte que travailler à temps plein ne suffit plus à loger, à nourrir et à prendre soin de sa famille, mais ça, c’est probablement aussi la faute de Mounir et de Saïda, hein ?
Les pauvres
Pourquoi se questionner sur l’origine de nos problèmes de trésorerie ou sur la déliquescence des démocraties occidentales ? Oublions tout ça ! Oublions la révolution conservatrice de l’époque Thatcher-Reagan qui a tout fait pour minorer l’importance du collectif et de l’État, avec ses télescopiques congés fiscaux, avec ses myopes privatisations et déréglementations qui ont mis la table pour un développement à la mode Far West de la naissante industrie numérique qui, maintenant, nous assiège. Oublions Trump, Poutine, Xi Jinping, l’inflation guerrière, Musk, Bezos, Thiel et autres Zuckerberg ! Oublions le hold-up technologique et le grand braquage civilisationnel : tout ça, c’est business as usual.
Non, la menace, tous nos piccolos politiciens vous le répéteront, ce sont les pauvres !
Le voici, leur récit, il est à l’intention de ceux dont la fin de mois arrive toujours trop vite : « Pauvres d’ici, méfiez-vous de ces pauvres venant de l’étranger, ils vous enlèveront le peu que vous avez. Ils pourraient même vous remplacer ! » Voilà ce qu’ils racontent, les gardiens du temple qui prend l’eau.
Petite parenthèse au sujet du fameux « grand remplacement » : c’est un cas très clair de projection, comme diraient les psys. Référons-nous un instant à l’excellent Atlas historique mondial, de Christian Grataloup… On évalue les populations autochtones d’Amérique du Nord, vers 1500 de notre ère, à plus ou moins 7 millions d’individus.
Or, en 1860, cette population ne comptait plus que 375 000 personnes pour 4 millions d’Européens. Grand remplacement, vous dites ? Entre 1830 et 1914, 5 millions d’Irlandais s’installeront en Amérique du Nord. L’Homo sapiens est un Homo migrans. Telle est l’humanité : depuis que nous nous tenons debout, nous sommes en amour avec l’horizon et projetons par-delà celui-ci nos espoirs d’une vie meilleure.
Un peu de respect pour toutes ces familles courageuses qui s’arrachent à leur terre devenue hostile pour se construire ailleurs une vie nouvelle ; ils sont en ceci très semblables à nos ancêtres qui ont bâti ici maisons, les granges et les cabanes à sucre…
Bref, chers politiciens, si vous n’arrivez pas à joindre les deux bouts du budget national parce que les États sont devenus exsangues financièrement : admettez-le clairement et publiquement une fois pour toutes.
Mais, de grâce, n’accusons pas les grands perdants du statu quo d’être à l’origine du chaos ; ils ne le sont pas et n’ont pas à payer les pots cassés à la place du 0,1 % bénéficiaire du système en question.
Ve qu’il nous reste de dignité
Par décence, arrêtons d’ânonner que des dépenses essentielles sont de trop ! Admettons honnêtement que l’argent nécessaire est entre les mains du capital qui ne paie pas son dû au collectif. Et prenons acte. Sauvons ce qu’il nous reste de dignité en cessant d’insinuer que les pauvres, les vieux, les jeunes, les artistes, les malades, les immigrants, les Premières Nations, etc., sont un poids pour la société ; ils sont la société !
Ils sont nous.
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