Le Canada n’a pas besoin d’un autre pipeline

Pour le projet d’expansion de Trans Mountain, au départ, on parlait d’un coût de 5,4 milliards de dollars, qui a bondi à 34 milliards de dollars, écrit l’autrice.
Photo: Darryl Dyck La Presse canadienne Pour le projet d’expansion de Trans Mountain, au départ, on parlait d’un coût de 5,4 milliards de dollars, qui a bondi à 34 milliards de dollars, écrit l’autrice.

En réaction à la menace imminente de tarifs américains, certains politiciens canadiens envisagent la résurrection de projets de pipeline abandonnés de longue date comme Northern Gateway et Énergie Est. Pourtant, les acteurs de ce secteur d’activité ne voient pas les choses du même œil. Si les sociétés de pipeline ont tourné la page, pourquoi nos politiciens s’y refusent-ils ?

L’échec d’Énergie Est

TransCanada Corp. (maintenant TC Energy), géant du secteur des pipelines, a imaginé l’oléoduc Énergie Est comme « plan B » au projet Keystone XL pour acheminer le pétrole lourd de l’Alberta au Nouveau-Brunswick à des fins d’exportation. Il s’agit du seul projet de pipeline annulé par la société avant l’intervention des organismes de réglementation fédéraux. Que s’est-il passé ?

En octobre 2014, TransCanada soumet une demande à l’organisme fédéral de réglementation de l’énergie. Il s’agit de transformer un pipeline de gaz fossile en un pipeline destiné au transport de pétrole. Le projet nécessite la construction d’un nouveau pipeline de plus de 1500 km, essentiellement au Québec.

Or, forte d’un historique de mouvements autochtones de défense du territoire et de militantisme écologique et jeunesse, une coalition d’ONG environnementales, d’organismes de justice sociale et de groupes locaux prend forme pour s’opposer au projet. À son tour, le plus important syndicat québécois s’allie à des groupes de la société civile et à d’autres syndicats contre le projet.

En raison de cette forte opposition, TransCanada annonce en avril 2024 l’abandon de son projet de port pétrolier à Cacouna. Le port nuirait à l’habitat et à l’aire de reproduction des bélugas, une espèce de cétacés menacée. Ce recul a pour effet de fragiliser le projet et, deux ans plus tard, la société abandonne Énergie Est sous prétexte de « nouvelles circonstances ».

Si les négociations se déroulent derrière des portes closes, plusieurs éléments sont néanmoins clairs.

Son projet de pipeline a placé TransCanada devant d’importants défis, dont une chute des prix du pétrole et la difficulté d’obtenir des contrats, ce qui a semé des doutes sur le plan économique. En outre, le comité de l’Office national de l’énergie, dont les membres ont été remplacés à la suite d’allégations de conflit d’intérêts, a repris le processus de révision, entraînant retards et incertitude. La décision du nouveau comité de tenir compte de l’ensemble des répercussions climatiques — une première au Canada — a également compliqué les choses. Ces raisons, ajoutées à l’opposition et aux défis commerciaux réglementaires, ont eu pour résultat d’amener TransCanada à renoncer. Ainsi, contrairement à ce que certains affirment, ce n’est pas le gouvernement fédéral qui aura sonné la mort de ce projet.

La fin d’une ère

Aujourd’hui, les sociétés de pipeline s’intéressent à d’autres marchés et à la croissance progressive. Ainsi, depuis 2014, aucun projet important n’a été soumis à l’organisme fédéral de réglementation de l’énergie.

En 2019, TransCanada a changé de nom pour TC Energy, marquant son transfert vers les marchés américain et mexicain. À la fin de la même année, le p.-d.g. de l’entreprise, Russ Girling, a annoncé aux investisseurs que la société se concentrerait sur l’expansion de son infrastructure existante plutôt que sur de nouveaux mégaprojets, et TC Energy a récemment réitéré « ne plus faire partie de l’industrie des pipelines ».

Plus révélateur encore, peut-être : l’association de l’industrie des pipelines a mis la clé sous la porte à la fin de 2021 après l’effritement de la « masse critique » de ses membres.

En raison des changements économiques liés à la production et de l’immense difficulté que pose le développement de nouvelles initiatives d’envergure, l’ère des mégaprojets de pipelines de sable bitumineux est désormais chose du passé.

Expansion de Trans Mountain et amnésie politique

Les projets de pipeline sont des jeux de hasard. Ils s’étendent sur des décennies et le contribuable et le gouvernement en assument la majorité des risques, alors que l’investisseur s’en sort toujours indemne.

Prenons l’exemple du projet d’expansion de Trans Mountain (TMX). Au départ, on parlait d’un coût de 5,4 milliards de dollars, qui a bondi à 34 milliards de dollars. Et le projet n’a vu le jour que lorsque le gouvernement fédéral l’a acheté de Kinder Morgan : les investisseurs se sont carrément défilés.

Compte tenu des importants questionnements sur son coût pour les contribuables qui, au bout du compte, en seront les propriétaires, le projet TMX demeure une mauvaise affaire pour les Canadiens.

D’ailleurs, l’ancien p.-d.g. de la Régie de l’énergie du Canada a récemment laissé entendre que le seul argument pour la construction d’infrastructures de pipelines est la présence d’intérêts valables pour le gouvernement. Cela étant dit, l’ancien directeur de la défunte association de l’industrie, Chris Bloomer, est d’avis que nous ne devrions pas « utiliser l’argent des contribuables pour construire des pipelines ».

Faisant fi des défis environnementaux, les sociétés de pipelines continuent d’accroître leur capacité en tirant profit de leur important réseau. À titre d’exemple, Trans Mountain s’est engagée à assurer un transport en tout temps au port de Vancouver, et ce, malgré les risques associés à l’augmentation du trafic pétrolier pour les épaulards, une espèce en danger critique d’extinction.

Et l’amnésie dont semblent souffrir les décideurs lorsqu’il s’agit de pipelines n’y changera rien : le ralentissement de la demande et de la croissance des sables bitumineux est bien réel. En effet, même l’organisme fédéral de réglementation de l’énergie prévoit que le pic de production de pétrole sera atteint dès l’an prochain. Or, comme les pipelines sont construits pour durer, il n’y a tout simplement pas lieu, d’un point de vue économique, d’investir dans leur rénovation ni dans leur construction.

Nous traversons une période de bouleversements, notamment en raison des menaces de tarifs imminents, et il est nécessaire de diversifier notre économie. Nous devons mettre fin à notre dépendance aux exportations de pétrole plutôt que de s’accrocher à une illusion. La sécurité économique du Canada en dépend.

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