Rupture de contrat

« En ce qui concerne la diversité et l’inclusion, le préjugé de gauche qui domine chez Google a créé une monoculture politiquement correcte qui se maintient en humiliant et en muselant toute dissidence. »

L’homme qui écrit ces mots se nomme James Damore. Il fut congédié de Google en 2017 pour avoir contesté la vision de l’entreprise en matière de « diversité et d’inclusion ». Après avoir assisté à de nombreuses « formations » sur ces sujets, le jeune ingénieur de 28 ans profita d’un vol en direction de la Chine pour rédiger un mémo exposant au grand jour la « chambre d’écho idéologique » qu’était devenue la politique de Google « où certaines idées étaient devenues trop sacrées pour être discutées honnêtement ».

Le jeune diplômé de Harvard osa avancer l’hypothèse que « les hommes et les femmes sont par de nombreux aspects différents biologiquement » et que « ces différences ne sont pas uniquement construites socialement ». Il en concluait que ces différences « pourraient partiellement expliquer pourquoi nous n’avons pas 50 % de représentation féminine dans les secteurs techniques et aux postes de direction ». Une idée que n’auraient pas reniée des scientifiques aussi respectés que Frans de Waal, Margaret Mead et Steven Pinker. Damore est loin d’être un bigot avec de gros sabots. Dans son mémo, il ne cesse de multiplier les nuances et de rappeler qu’il n’est pas contre l’égalité des sexes, au contraire, mais qu’il s’oppose à l’attitude qui consiste à tout expliquer par le sexisme et à refuser « les idées et les faits qui ne cadrent pas avec une certaine idéologie ».

Qu’importe qu’il ait été défendu par de nombreux scientifiques, il fut congédié manu militari pour avoir « perpétué les stéréotypes de genre ». Alors que Google mettait fin la semaine dernière à ses programmes d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), il n’est pas inutile de revenir sur cet épisode honteux pour une entreprise qui s’est toujours targuée d’être un havre de la liberté de penser.

Google n’est pas la seule à rétropédaler. C’est même une vague de fond. Depuis deux ans, on a vu des noms aussi prestigieux que BlackRock, Disney, McDonald’s, Ford, Meta, Walmart, Amazon abandonner ou réduire leurs programmes EDI. Nul doute qu’il y a dans ces revirements une bonne dose d’opportunisme au moment où Donald Trump fait la même chose à Washington. Ce qui ne devrait pas nous faire oublier les graves problèmes éthiques que ces programmes soulèvent depuis longtemps.

De quel droit une démocratie et un État de droit peuvent-ils justifier le choix d’un étudiant ou d’un employé sur la base de sa race, de son appartenance ethnique, de son sexe ou de son orientation sexuelle ? À cette question, la Cour suprême américaine saisie par des étudiants asiatiques qui s’estimaient lésés par les politiques d’admission de deux grandes universités américaines avait répondu en 2023 qu’à l’université, l’étudiant devait « être traité en fonction de ses expériences individuelles, pas sur des critères raciaux ». La Cour ne faisait ainsi qu’entériner l’opinion majoritaire, la Californie ayant d’ailleurs rejeté à deux reprises par référendum le principe de la discrimination dite « positive ».

Avec ces programmes, c’est tout l’édifice de l’égalité entre citoyens patiemment construit depuis l’époque des Lumières qui s’écroule. Que cette égalité soit imparfaite, c’est une évidence. Qu’il faille prendre des mesures afin de permettre aux milieux défavorisés de rattraper leur retard, soit. C’est même ce à quoi devrait servir l’État-providence. Mais pas au prix d’en finir avec l’égalité républicaine conquise de haute lutte et en réintroduisant par la porte de derrière de nouvelles discriminations.

Ces programmes, qui se sont accélérés après l’assassinat de George Floyd en 2020, n’expriment rien d’autre qu’une conception antirépublicaine de l’égalité où de nouvelles chapelles (raciales, ethniques ou sexuelles) sont « plus égales que d’autres ». Une égalité que l’on pourrait décréter d’en haut sans égard aux mérites respectifs de chacun. La promotion au mérite connaît peut-être bien des ratés, mais sous peine de promouvoir la médiocrité, il n’y en a pas d’autres dans une démocratie qui se respecte.

On ne combat pas le racisme par le racisme sans mettre à mal le contrat social. Comment expliquer à un fils d’ouvrier des quartiers pauvres qu’on lui a préféré une femme noire de Westmount pour des raisons de « diversité » sans provoquer chez lui une révolte parfaitement légitime ? Ce « néoracisme destructeur », comme l’appelle l’essayiste afro-américain Coleman Hughes, est à mille lieues de la pensée d’un démocrate comme Martin Luther King, qui croyait au contraire que, dans le respect de la Constitution et avec l’aide de l’État, les minorités étaient en mesure d’accéder aux plus hautes fonctions. C’est même la recette de la guerre civile.

On s’étonne de voir aujourd’hui la gauche déconstruire un édifice dont elle fut naguère l’un des principaux artisans. Parions que l’opposition à ces programmes a joué un rôle non négligeable dans l’élection de Donald Trump, comme son opposition aux délires wokistes sans lesquels il n’aurait probablement pas été élu.

Dans son livre Social Justice Fallacies, l’économiste afro-américain Thomas Sowell avait montré que si la discrimination positive avait fait augmenter le nombre de Noirs à l’université, elle avait réduit le nombre de diplômés. Avec son ironie légendaire, il avait une manière bien à lui de traiter ce genre de dérive : « La prochaine fois qu’un universitaire vous dira à quel point la “diversité” est importante, demandez-lui combien il y a de républicains dans son département de sociologie. »

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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