Les mauvais augures de Munich
Chaque mois de février depuis plus de 60 ans, la conférence annuelle de Munich sur la sécurité réunit le gratin des acteurs et des analystes de la politique internationale, militaire et de sécurité. À l’origine forum essentiellement occidental, il s’est élargi au fil des ans pour devenir une véritable caisse de résonance des affaires stratégiques du monde.
C’est là par exemple que, le 10 février 2007, un président russe avait été invité pour la toute première fois. Sur l’estrade de la grande salle du Bayerischer Hof, site de l’événement depuis des lustres, Vladimir Poutine, alors à son deuxième d’une série indéfinie de mandats présidentiels, avait refroidi l’assistance en attaquant de façon frontale « l’ordre occidental » et le désir des « impérialistes » d’asservir la Russie et le reste du monde.
Ce changement de ton radical suivait quinze années au cours desquelles la Russie, sous la houlette de Boris Eltsine — mais aussi, on l’a oublié, du « premier » Poutine (2000-2006) —, se montrait coopérative à l’international, allant jusqu’à envisager son inclusion dans l’OTAN (!)… qui n’était pas encore, à l’époque, l’horrible Léviathan que l’Alliance transatlantique allait plus tard devenir, dans le discours russe et celui de ses affidés un peu partout dans le monde.
Durant cette période de 1992 à 2007, les Occidentaux, qui avaient eux-mêmes (États-Unis exceptés) embrassé le désarmement unilatéral (on croyait naïvement, en Europe, avoir atteint le stade de la paix perpétuelle), ont complaisamment fermé les yeux sur la brutalité de la répression sanglante en Tchétchénie, sur les premiers assassinats d’opposants de son régime (Anna Politkovskaïa, 2006), etc.
Même s’il n’a pas, à l’époque, été pris suffisamment au sérieux — une simple saute d’humeur, voulait-on croire —, le discours de Munich annonçait un changement significatif dans la politique étrangère russe, quelques années avant l’annexion de la Crimée et l’agression masquée dans le Donbass (2014), puis l’invasion de l’Ukraine (2022).
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Aujourd’hui, la conférence de Munich reste un haut lieu où sont répercutés les tendances, les défis, les menaces à l’ordre international. Mais, cette fois, les inquiétants signes annonciateurs ne sont pas venus de Moscou, mais de Washington.
Sur un ton de prêchi-prêcha qui n’a pas échappé à l’assistance, le vice-président américain, James David Vance, a fait la leçon aux Européens, leur signifiant que, pour le gouvernement Trump, le véritable danger ne vient pas des voisins de l’Europe ou de l’environnement international, mais de l’intérieur. Comme dans « ennemis de l’intérieur », expression chère à Donald Trump et aux autocrates en général.
« En Grande-Bretagne et à travers l’Europe, la liberté d’expression, je le crains, est en retrait », a-t-il lancé dans une envolée qui, de façon implicite, soutenait les partis nationalistes de droite du Vieux Continent, comme l’Alternative für Deutschland (AfD). Une formation qui compte des néonazis dans ses cadres intermédiaires, et que soutient de manière tonitruante, par un fort activisme en ligne, le « coprésident » des États-Unis, Elon Musk.
L’AfD est un parti légal, mais placé sous le regard attentif (et inquiet) du renseignement allemand et de l’Office fédéral de protection de la constitution : voilà un exemple des entraves inqualifiables à la liberté d’expression, selon le gouvernement Trump.
Vance n’a que peu parlé du sujet sur lequel on l’attendait : l’Ukraine, dans la foulée de la conversation Poutine-Trump de la semaine dernière, et des propos du secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, selon lesquels la récupération par l’Ukraine de ses territoires perdus est « illusoire », et l’inclusion future de ce pays dans l’OTAN hors de question. Mais Vance complétait ces propos.
Tout cela ressemble à un abandon de l’Ukraine par les États-Unis. Malgré les déclarations contradictoires dans la bouche de certains responsables d’un gouvernement qui, malgré ce qu’on raconte sur la destruction méthodique en cours, improvise beaucoup dans les détails, Hegseth a adopté d’emblée, comme position de départ, deux points qui sont les conditions sine qua non de Poutine et représentent une véritable reddition. À moins que…
Trump semble vouloir « régler » avec Poutine, en duo et par-dessus la tête des principaux intéressés — l’Ukraine et l’Europe —, le plus grand conflit sur le territoire européen depuis la Seconde Guerre mondiale.
Non seulement c’est une manifestation de mépris, un mépris d’esprit « impérial », paradoxalement faible, mais c’est une conception illusoire, basée sur l’ignorance. Une façon pour Trump, qui ne désire qu’une belle cérémonie de signature dont il serait le héros, de devenir l’idiot utile de Poutine, qui n’en demandait pas tant. Et c’est surtout une façon de préparer les conflits suivants.
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Au niveau européen, l’électrochoc jouera-t-il ? Il y a eu tellement d’avertissements ignorés par le passé…
Selon les échos en provenance de Munich, l’ambiance a aujourd’hui fondamentalement changé entre Washington et les dirigeants européens — en tout cas, une grande majorité d’entre eux. Les États-Unis ne sont plus l’allié, mais un joueur impérialiste qui demande désormais aux comparses de jouer les faire-valoir colonisés.
L’incroyable éviction des Européens et du président Zelensky de possibles pourparlers de paix sur l’Ukraine va-t-elle finalement, après toutes ces années, réveiller la vieille « maison Europe » ?
Emmanuel Macron invite lundi les principaux dirigeants européens en format restreint, un véritable « conseil de crise ».
Autour de la table : Tusk le Polonais, Meloni l’Italienne, Starmer le Britannique, Sanchez l’Espagnol, deux premiers ministres nordiques… pas besoin du Hongrois ni du Slovaque, alliés de Poutine.
Un moment historique, entre sursaut et effondrement. Esprit de Munich, es-tu là ?
Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com
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