Le hibou et le tsar

Les hiboux sont parmi nous. Pour peu que vous portiez attention le moindrement à ce qui reste de la nature, vous les verrez voler ou nicher. C’est la saison, en tout cas, pour les observer. Au milieu des froids de février, les strigidés comme le grand-duc s’installent.

À ce temps de l’année, certaines espèces, habituées à vivre plus au Nord, descendent vers notre Sud frigorifié. Avec un peu de chance et de bonne volonté, il est même possible de voir, ces jours-ci, la nyctale de Tengmalm. Elle est présente, par exemple, aux îles de Boucherville.

L’autre soir, j’ai eu sous le nez, le temps d’un instant, un magnifique grand-duc en vol plané. Sous la lumière de la lune, il m’a fixé de ses grands yeux. La veille, j’avais observé une chouette rayée et un moyen-duc.

La vie des hiboux est sous le signe de la terreur. S’ils savent la semer autour d’eux, ils doivent, de leur côté, fuir les petits oiseaux. Ceux-ci s’organisent en bandes pour les harceler, tout en donnant, par un tiraillement constant, l’impression de leur supériorité. Des mésanges, des étourneaux, même des corneilles font la paire, au besoin, pour chasser un hibou qui, autrement, pourrait constituer une menace fatale. À l’heure de résister, des alliés inopinés savent se trouver.

Les hiboux doivent aussi craindre leurs congénères, tout aussi territoriaux qu’eux. Ces oiseaux se tiennent donc près des troncs, cherchant à se fondre, au grand jour, avec leur environnement, tandis qu’ils se préparent à devenir, la nuit venue, des princes de la guerre. Comme ils n’ont pas l’odorat très développé, ils ne se formalisent pas de dévorer jusqu’aux moufettes. Parfois d’ailleurs, on peut repérer leurs nids à l’odeur.

Les humains ont fait du hibou un symbole. Il est tenu d’ordinaire pour une représentation de la sagesse qui déploie ses ailes toujours trop tard, quand les ténèbres s’établissent. « La chouette de Minerve prend son envol au crépuscule », affirme Hegel. Autrement dit, nos actions se trouvent toujours en retard sur une réflexion capable de nous protéger. C’est cette même Minerve, une Athéna aux yeux de chouette, qui veille sur Ulysse dans L’Odyssée. Le hibou apparaît, depuis la nuit des temps, comme une figure de la complexité de l’Histoire.

Tout le monde ignore comment une phrase se terminera tant que le point final n’est pas posé. Au cœur d’une bataille, dans les fumées qui obstruent la vue, l’issue n’est pas toujours connue. Tout va vite. Il est normal d’être dépassé. Dans toute sa clarté, la sagesse de l’Histoire ne se pose que lorsque les fumées du présent sont dissipées. Ce qui ne devrait pas pour autant nous empêcher d’agir.

Dans un monde où, en principe, chaque partie en présence cherche à maximiser ses intérêts, il est encore possible de croire en une rationalité, en un équilibre ainsi créé, même sur une scène internationale en apparence déboussolée. Mais devant l’ambition de pouvoir total des techno-fascistes, pareils raisonnements sur l’équilibre battent de l’aile.

Le président des États-Unis fourbit des armes que brandissait déjà Steve Bannon, son ancien conseiller. Celui-ci recommandait d’étourdir tout le monde, de déborder les consciences sous un flot d’informations diverses, voire contradictoires, puis de répéter la manœuvre, jusqu’à ce que s’imposent, dans une sorte de vacuum, les idées contre lesquelles ceux d’en face entendaient résister. Sous l’effet de cette stratégie, le monde entier se trouve les pieds empêtrés dans les axes du trumpisme. Au Canada, nous en sommes réduits à discuter d’immigration, de la construction de pipelines, des avantages fiscaux à consentir par des baisses d’impôt, en même temps qu’on nous répète de consommer, par patriotisme, les mêmes aliments transformés que ceux produits aux États-Unis, pour peu que ceux-ci soient fabriqués au Canada. Ceux-ci n’en demeurent pas moins pleins de sucres, de sels, de sulfites, d’agents chimiques. En un mot, nous manquons de perspective d’ensemble. Ce qui explique aussi la liquéfaction et la disparition des services publics.

Ne reste-t-il donc que de pathétiques grigris nationalistes pour conjurer cette situation ? Bien qu’en temps d’urgence, voici Québec occupé à déclarer, par une loi, que le hockey est un sport national. Un fait déjà entériné par le Parlement canadien.

Nous nous enfonçons, contre la raison, dans une vision du monde trumpienne. Le Canada a même promis de nommer, au nom d’une obsession frontalière projetée sur lui, « un tsar du fentanyl ». Le mot ne vous a pas frappé ? Un tsar.

Au temps où l’Occident rêvait de rétablir, sous une forme ou une autre, l’Empire romain, les titres comme celui de tsar, dérivés de l’imagerie des césars, florissaient. Vous aviez le tsar, le kaiser, le duce, le führer et le roi, tous en quête d’empire. Les États que nous connaissons sont le fait de puissances dont les ambitions ont fini par se contracter pour admettre qu’elles n’exerçaient un empire que sur leur propre société.

Le mot tsar, ancien, évoque bien sûr l’imaginaire russe. Le tsar est un autocrate de la pire espèce. Relisez Tolstoï pour vous en souvenir. Dans l’administration, chez les Anglo-Saxons, le mot tsar est employé d’ordinaire de façon informelle, dans un clin d’œil à un pouvoir total, pour parler de fonctionnaires chargés de dossiers particuliers. Jamais un mot pareil, utilisé d’ordinaire derrière les portes closes, n’a percé dans le discours public canadien avant que Trump ne l’impose avec cette rudesse qui lui est coutumière.

Tant qu’à faire, pourquoi ne pas avoir appelé ce tsar canadien tout bonnement marquis, comme il se doit ? Un marquis est un « comte de la marche ». En vieux français, les mots marchis et margis renvoient à la frontière. Le marquis est l’homme de la frontière. Ainsi, au « tsar de la frontière » de Trump — tant qu’à se couvrir de ridicule —, le Canada aurait bien pu présenter son « marquis du fentanyl »…

À l’heure des nouveaux tsars, le hibou continue de s’envoler trop tard. Ce qui ne doit pas nous empêcher de prendre de la hauteur.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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