Les gros cactus

À la radio de nos impôts, il était question, ces jours derniers, d’emplois en apparence inusités. « Directeur du bonheur » ou encore « directrice de la bienveillance ».

Ce sont des professions qui ont émergé, sous différents noms sucrés, dans plusieurs entreprises. Des emplois inspirés par des pratiques managériales issues de la Silicon Valley. En particulier du géant Google.

Une chaîne de restauration au Québec compte, selon ce modèle, sur une « directrice de la bienveillance », rapporte Radio-Canada. On l’entend se raconter au micro, le sourire dans la voix. Elle révèle un de ses récents conseils aux employés : cesser de considérer l’actualité. Elle les invite à se détourner des journaux, tout comme des réseaux sociaux, afin de neutraliser la colère, l’angoisse, les craintes et les frustrations qui germent avec la mauvaise conjoncture actuelle.

Au nom des apparences d’une bienveillance, ce paternalisme classique affirme l’intérêt des entreprises à formater leurs employés de sorte qu’ils se concentrent sur leurs opérations. Les questions de société se trouvent, pour les compagnies, avantageusement enserrées puis broyées dans l’étau de velours des seules perspectives individuelles. Ce discours doucereux sur le bonheur personnel permet de supplanter des discussions sur la justice et la solidarité.

Cette stratégie malaisante, bordée de projections psychologisantes, consiste à vous détourner de la réalité pour vous faire croire que tout repose sur l’individu, jusqu’à s’aveugler sur le pouvoir de celui-ci. Ce qui conduit à ce que l’on nommait, en d’autres temps, « faire l’autruche ». Chacun ne sait-il pas très bien ce qui arrive à ceux qui se mettent la tête dans le sable, en pensant éviter ainsi leurs malheurs autant que leurs prédateurs ?

Les temps ont changé. Des cactus se sont mis à pousser comme des champignons. Certains voudraient pourtant qu’on continue de s’asseoir dessus, comme si de rien n’était, comme s’il était possible d’ignorer ce qui nous arrive collectivement. Ils font comme s’il était concevable, en ce moment, de descendre d’un train en marche. Vous ne pouvez pas être neutre dans un train qui roule sur les rails de l’Histoire.

Où en sont-ils d’ailleurs avec « le bonheur », du côté de la Silicon Valley ? Les grands barons du royaume du numérique ont tous plié l’échine, les uns après les autres, sans même sourciller, pour se placer à la file indienne derrière Donald Trump. En moins de deux semaines, le monde a changé de cap avec leur bénédiction. Qui peut s’étonner, après cela, de voir Google avaliser, en un tour de main, la volonté d’un mégalomane de rebaptiser le golfe du Mexique en golfe de l’Amérique ? En si bon chemin d’ailleurs, pourquoi n’a-t-il pas renommé le Nouveau-Mexique ? La Nouvelle-Trumperie, ce serait si joli… Il est loin le temps où, à ses commencements, Apple célébrait les anticonformistes en affirmant « Think Different ». Le Big Tech a adhéré au trumpisme, corps et âme. Pour notre malheur, voilà le nouvel horizon de leur bonheur.

L’anti-intellectualisme s’est érigé en système de gouvernement. Il se nourrit de cette obsession viriloïde qui sert le nouveau suzerain américain. Le discours xénophobe, sous cette impulsion nouvelle, a développé une vigoureuse autonomie, jusqu’à rendre vie à de vieux fantômes qu’on croyait oubliés. Ce délire collectif, hautement contagieux, semble désormais prendre le pas sur tout, même sur la rationalité économique. À moins d’être assez masochiste pour éprouver pareille destruction sociale comme une jouissance d’un type nouveau, comment pourrions-nous trouver plaisir dans une telle glissade collective, où même la paix du monde semble vaciller à la vitesse grand V ? Il apparaît clair désormais que Poutine est autorisé à ne faire qu’une bouchée de l’Ukraine, tandis que J.D. Vance affirme devant l’Europe qu’il ne voit pas de problème particulier du côté de la Russie ni de la Chine. Sommes-nous en train de rêver ? Préparez-vous à connaître des élections canadiennes sous forte influence étrangère trumpiste.

Reste que cette situation dystopique comporte peut-être une dimension encourageante. Depuis longtemps, il nous était ânonné que l’autorité des États s’était effacée. Le pouvoir politique était globalement réputé comme ayant changé de main, au profit des grandes entreprises. Un travail de sape s’était opéré à l’intérieur même des États, mené par toutes sortes de Margaret Thatcher de ce monde. Ceux-là chantèrent en chœur, la hache à la main, les intérêts des seuls financiers, au mépris de la protection des institutions qui leur étaient confiées. Rien que la question de la privatisation du réseau d’aqueduc en Angleterre, désormais dans un état criminel, suffirait à condamner pareil régime d’idées si on se donnait seulement la peine d’en faire enfin le procès. Or le coup d’État trumpiste, même s’il pousse encore plus loin le mépris de la société, permet au moins de montrer, par l’absurde, que les géants transnationaux peuvent se coucher aux pieds d’un gouvernement, pour peu qu’on hausse le ton devant eux.

Autrement dit, il n’y a pas de fatalité devant les grandes entreprises. Prenons le cas d’Amazon. Au prétexte qu’il s’agit d’une société privée, le premier ministre du Québec, François Legault, a laissé faire. Il a tout de suite baissé les bras alors que l’entreprise coupait les jambes à plus de 4000 travailleurs.

Les parfums nauséabonds qu’a connus le monde dans l’entre-deux-guerres se font de nouveau sentir. Devant la montée probable du chômage, le même François Legault nous affirme que les malheureux pourront être conscrits dans de nouveaux chantiers hydroélectriques. Comme dans les années 1930, en somme, où des contingents de chômeurs se voyaient mobilisés pour édifier Valcartier ou encore des marchés publics. Évidemment, relancer de mauvaises solutions datées à notre actualité ne va pas la changer. Il faut trouver mieux. Avez-vous lu que le sérieux magazine Harper’s indiquait que 80 % des Américains croient désormais qu’une troisième guerre mondiale est inévitable ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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