Consentir à l’hiver

Parfois, les saisons intérieures ne se régulent plus en phase avec le temps qu’il fait au-dehors. En extériorité, il neige depuis novembre. En moi, l’hiver vient pourtant tout juste d’installer son empire. Le temps intérieur accepte enfin de ralentir, de retourner le monde en son envers, pour le faire écrin, dans lequel j’accepte aussi de me déposer, un instant, indéfini, suivant une autre cadence que celle qui se réclame d’une norme que plus personne, de toute façon, n’est en mesure d’embrasser sans y laisser quelque chose de sa peau, de son âme, de ce qu’on réduit à cette appellation réductrice de « sa santé mentale ». Je viens d’oser mettre une pause sur certaines de mes activités, avec, en prime, ce luxe incroyable qui est le mien : sans me rendre à l’épuisement.

Dans ce monde qui est le nôtre, et pour des raisons que ma logique est bien en mesure de comprendre, mais que mon éthique refuse de considérer comme acceptables, il faut souffrir beaucoup, voire se briser en mille et un morceaux, pour pouvoir, en soi-même « consentir à l’hiver ». Dans ma grande chance de n’avoir ni employeur, ni vacances, ni régime de retraite, ni horaire imposé, ni « livrables » ou autres impératifs que celui de ma présence, j’ai choisi de prendre un temps d’arrêt, de regarder le compte de banque vivre sa chute, en même temps que le ciel se déverserait de ses derniers flocons.

Oh, il m’a fallu le courage de dire, le courage de décevoir, celui de la prise de risque, n’étant pas non plus indépendante de fortune, celui de « lâcher », moi qui, en digne petite-fille de tous ces aïeux nés dans un siècle qui ne savait s’arrêter, ne lâche pas facilement. Il m’a fallu rediriger vers des collègues certaines personnes. Il m’a fallu vivre le moment où j’étais absolument contre-culturelle, celui où je disais quelque chose comme « non, je ne suis pas en épuisement, j’ai simplement besoin d’un temps de pause ». Quel privilège, je le sais bien.

Je sais que, partout ailleurs, il nous faut documenter les symptômes, entamer une bataille en règle avec certains de nos assureurs, dont, rappelons-le, c’est pourtant la raison d’être : « assurer » de pallier en cas de difficultés. Je sais que, partout ailleurs, il faut convaincre que nous n’avons plus aucune capabilité en nous, même plus celle, pourtant tant requise pour avancer dans notre existence, de savoir ce qui est bon pour nous, ce dont notre âme a besoin, là, juste là, dans ce moment précis. Ce temps de l’intériorité surgit à différents moments dans nos vies, et il ne se conjugue pas toujours avec l’exigence du mouvement perpétuel, de la constante représentation de soi, du développement du plein potentiel et de l’appel à toutes les ascensions individuelles que notre société réclame sans cesse de toute personne qui travaille.

Ce temps d’hiver, il peut surgir en plein été, ou, comme ça l’a été pour moi, début février, quand, au bout d’un lundi à réaliser que je manquais de concentration, que je devenais plus soucieuse qu’à mon habitude et que, non, les vacances des Fêtes n’avaient pas été suffisantes pour recharger d’espace intérieur mon habitacle personnel, j’ai décidé de suspendre un peu le temps, pour retourner en moi, prendre le pouls du dedans, voir comment bat mon cœur, et écouter ce qu’il me réclame pour la suite. Devant ce qui, partout autour, revêt comme une odeur d’effondrement, j’ai choisi la révolution par la suspension de l’agir, afin de trouver là où va le sens, là où se tapit le désir, celui qui propulse, celui sur lequel, comme le dit Lacan, « on ne doit jamais céder ».

Dans mon métier, cet espace n’est pas un luxe, mais bien une nécessité. Si l’engagement envers l’autre est au premier plan, celui envers la capacité réelle à entendre sa parole résonner dans la cavité de notre accueil exige que nous y soyons aussi attentifs. Parce que du bruit sur du bruit, ça ne mène qu’à la cacophonie du superflu, ce qui, alors, rend l’espace clinique semblable à tout autre espace du monde dans lequel nous vivons. Il y a trop d’images, nous disait Émond. Il y a aussi, évidemment, beaucoup, beaucoup trop de bruits.

Est-ce que la maladie grave, vécue juste avant mes 40 ans m’aura appris, à la dure, ce que le dépassement de soi impose au corps ? Assurément. Si « chaque blessure est une promesse », comme le dit ce si joli titre du tout aussi joli livre de Simon Brousseau, cette blessure aura déposé en moi une myriade de promesses, dont ce serment de ne plus jamais laisser la maladie m’arracher à l’injonction de mon époque. Cela implique de m’arrêter avant qu’elle ne s’impose, d’apprendre à écouter les signes qui disent que le corps prépare un coup d’État, que le temps intime veut s’étaler autrement que sur des jours qui courent l’un vers l’autre sans aucune conscience du sens dans lequel ils vont.

La maladie aura ainsi laissé en moi l’empreinte délicieuse de son tempo, celui qui nous oblige à regarder le plafond des jours durant, à lorgner le réel par une autre fenêtre, nous rendant soudain témoin de cette agitation frénétique dans laquelle nous sommes tous et toutes, habités que nous sommes par la terreur de la mort, par l’inévitable de notre finitude et par notre si grand besoin de nous croire au-dessus d’elle. Je continue de déplorer qu’il nous faille le terme « dépression » et tout son attirail psychopathologique pour que, dans notre époque, nous ayons droit à ce retour vers l’intérieur de soi, afin de retrouver le chemin de notre liberté personnelle, du sens que prend notre existence, dans le vaste chaos du monde.

Dans l’état actuel des choses, ces dernières semaines, j’ai eu l’impression, avec vous aussi peut-être, que nous touchions à la fin d’une époque. Telle une vaste situation limite collective, je nous ai vus chacun nous agiter, avec raison, devant ce qui nous semblait inacceptable, tout proche de l’indicible, de l’inconcevable. Je nous ai vus nous insurger, chacun selon des angles qui sont les nôtres, devant ce qui nous apparaissait comme l’incarnation de toutes ces dystopies imaginées, écrites il y a longtemps par des Orwell, Kafka, Atwood ou tant d’autres.

J’ai hésité à ajouter ma voix, constatant que le bruit ne m’apaisait plus devant ce qui nous dépassait. Cette semaine, il m’a semblé peut-être utile de vous raconter cette histoire de consentement, qui n’est pas celle de la soumission, ni celle de l’acceptation devant l’inacceptable, mais plutôt celle du recul nécessaire à la contemplation de l’événement du monde.

Dans ce « consentir » à l’hiver, il y a ainsi, une forme d’appel à regarder chacun au-dedans, loin de la bruyance extérieure, ce qui se trame, quand l’activation perd de son sens, quand les gestes ne nous semblent plus gorgés de sens, que les structures dans lesquelles nous évoluons nous paraissent soudain fragilisées et, peut-être, à repenser. Le temps intérieur, celui des vraies grandes révolutions, est peut-être celui qui sera requis pour faire face à ce qui s’en vient vers nous.

Parce que rien n’est plus puissant, il me semble, qu’une horde d’humains qui, après avoir entendu le son de l’hiver, se préparent au printemps.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo