La guerre des huées

L'hymne national américain a été hué par le public du Centre Bell, le samedi 15 février 2025, lors du match de la Confrontation des 4 nations entre le Canada et les États-Unis.
Photo: Christinne Muschi La Presse canadienne L'hymne national américain a été hué par le public du Centre Bell, le samedi 15 février 2025, lors du match de la Confrontation des 4 nations entre le Canada et les États-Unis.

Depuis trois semaines, des huées se font entendre dans les complexes sportifs du pays (Montréal, Ottawa, Toronto, etc.) lorsque résonne The Star-Spangled Banner, l’hymne national des États-Unis. Durant les parties de la Ligue nationale de hockey et pendant l’actuelle Confrontation des 4 nations, ces huées sont une réponse aux mesures tarifaires et aux discours annexionnistes venus du sud de la frontière. Quel sens donner à cette pratique symbolique, qui se manifeste aussi dans d’autres sports, mais jamais autant qu’au hockey ?

Passés militaires

Dans son livre Le hockey vu du divan (2012), Simon Grondin fait l’histoire de la présence des hymnes nationaux dans le sport professionnel. Pour le baseball, The Star-Spangled Banner, qui n’était pas encore l’hymne national, est chanté la première fois au cours d’un match en 1918. Au hockey, il faut attendre la saison 1939-1940 pour que le Ô Canada soit entonné. Qu’est-ce qui unit ces deux dates ? La guerre.

Ce passé militaire est demeuré vivace aux États-Unis. On y invite souvent des soldats et d’anciens soldats à interpréter l’hymne national. On n’hésite pas à porter, surtout sur les lignes de côté au football, des vêtements d’inspiration militaire. Aux défenseurs de la patrie, on associe volontiers des policiers, des pompiers, du personnel hospitalier. La symbolique patriotique des hommages qui leur sont rendus est claire : merci de nous protéger.

La situation paraît différente au Canada et, encore plus, au Québec. L’esprit militaire y est certes présent à l’occasion, mais sans l’insistance états-unienne. Chanter l’hymne national relève davantage du rituel hockeyistique. De la même façon qu’on se rend au match avec son chandail de son équipe favorite ou avec une pancarte pour encourager tel ou tel joueur, on participe à l’hymne canadien dans un geste qui rappelle l’histoire du sport national. La chose est frappante au Centre Bell : le Ô Canada est repris par des milliers de personnes, et souvent avec vigueur. Toutes ces voix veulent-elles marquer haut et fort leur appartenance à l’État fédéral ? On peut en douter.

Canadien, Brad Marchand fait carrière aux États-Unis, avec les Bruins de Boston. Quand il déclare que les cérémonies d’avant-match sont « un moment pour montrer du respect envers les vétérans », il a sûrement raison pour les États-Unis, mais pas pour le Canada. Sa déclaration permet cependant de mieux comprendre la réaction des joueurs américains devant les huées canadiennes.

Dissidences efficaces

Les huées ne sont pas la seule façon de marquer son mécontentement envers une situation qui déplaît au public.

On a, par exemple, essayé de protester par le silence : au lieu de huer The Star-Spangled Banner, on lui opposait le silence. Cette attitude, parfaitement légitime, est vouée à l’échec. Dans les arénas modernes, il y a du bruit en permanence. On n’arrive même plus à faire observer les minutes de silence qu’on propose à la suite d’un malheur collectif ou individuel, car il se trouve toujours quelqu’un pour crier pendant ces moments de réflexion. Dans le cas actuel, il y a un autre motif qui explique le faible effet du silence : les partisans de l’autre équipe, eux, n’ont pas de raison pour se taire quand l’on chante leur hymne national, bien au contraire.

Les huées, en revanche, déplaisent très nettement aux joueurs américains et ils ont été nombreux à les déplorer, souvent de façon assez vive. C’était vrai des rencontres de la saison régulière ; ce l’est bien plus dans le tournoi qui a commencé à Montréal le 12 février et qui se déplacera bientôt aux États-Unis pour sa phase finale. On n’a peut-être pas assez mesuré les différences de perception des deux côtés de la frontière. Et si, pour un Américain, entendre huer son hymne national était bien plus chargé symboliquement que pour un Canadien ?

Sport et politique

Tout le monde n’apprécie pas les huées dirigées vers les États-Unis. Certains avancent qu’il ne faut pas mêler sport et politique. Pareille position est absurde.

Dans la longue durée, les exemples abondent de politisation du sport. Le cas le plus patent est celui des Jeux olympiques. À Berlin, en 1936, Hitler souhaitait bien plus une victoire politique qu’une victoire olympique. Depuis, cette politisation a pris des visages moins radicaux, mais elle ne s’est jamais démentie.

Dans la brève durée, il faut faire preuve d’une spectaculaire mauvaise foi pour affirmer que la Confrontation des 4 nations est apolitique. D’une part, ce sont bien des nations qu’on oppose les unes aux autres, chacune avec son hymne et son drapeau : outre le Canada et les États-Unis, il y a la Suède et la Finlande. D’autre part, une nation a été écartée du tournoi pour des raisons politiques. Si la Russie n’a pas été invitée, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas assez de bons athlètes, mais parce qu’elle a envahi l’Ukraine.

Une affaire de respect ?

Huer l’équipe adversaire, ce serait irrespectueux, prétend-on ici ou là. Cet argument étonne.

Le 13 février, l’annonceur Michel Lacroix a transmis des consignes à la foule avant l’affrontement entre les États-Unis et la Finlande : « Malgré les récents événements, nous vous demandons dans l’esprit de ce grand sport qui nous unit de respecter les hymnes de chaque pays, ainsi que les joueurs qui représentent fièrement leur pays. » Traduisons : conspuer un membre de l’équipe adverse, par exemple Auston Matthews, le capitaine de l’équipe nationale américaine, ça peut encore aller ; conspuer cette équipe et ce qu’elle représente, ça ne se ferait pas. On ne voit pas de quel droit une entreprise commerciale pourrait interdire à son public de se manifester comme bon lui semble. Ce soir-là, le souhait de Lacroix est resté lettre morte et plus encore le surlendemain, même si un militaire en uniforme avait alors été enrôlé comme interprète.

C’est précisément parce que les États-Unis ne semblent pas respecter le Canada que les huées fusent. Au manque de respect supposé des uns répond le manque de respect affirmé des autres. Huer, ça sert justement à manquer de respect !

Voilà un exutoire collectif et public. Chacun, dans son coin, peut préférer les produits canadiens aux américains, annuler son abonnement à une plateforme numérique étasunienne, quitter un réseau social dirigé par un partisan du 47e président. C’est une protestation concrète, mais peu visible. Quand plusieurs milliers de personnes décident de se manifester ensemble au même moment et dans un même lieu, c’est autre chose. S’y mêlent le déplaisir et le plaisir, celui de se retrouver en groupe à s’exprimer. Pendant de brefs instants, une communauté se soude.

Il ne faudrait pas, par ailleurs, surestimer les conséquences de pareil geste. Crier n’aura pas les mêmes effets que ceux escomptés des mesures tarifaires américaines sur les travailleurs canadiens. Ce qui se déroule dans les centres sportifs a une vraie portée symbolique. Elle ne doit pas détourner des réels enjeux économiques et politiques de la situation actuelle.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo