Zones grises entre intérêts personnels et charité

Jasmin Roy, président de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais (à droite), Céline Choiselat, VP philanthropie et partenariat et Jean-Sébastien Bourre, directeur des opérations et des relations avec la communauté, au spectacle de Cyndi Lauper au Centre Bell, sur invitation du comité diversité de la RBC.
Photo: Instagram de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais Jasmin Roy, président de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais (à droite), Céline Choiselat, VP philanthropie et partenariat et Jean-Sébastien Bourre, directeur des opérations et des relations avec la communauté, au spectacle de Cyndi Lauper au Centre Bell, sur invitation du comité diversité de la RBC.
Le Devoir
Enquête

Des ex-employés et des ex-membres du conseil d’administration (CA) de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais estiment que Jasmin Roy aurait utilisé l’organisation à des fins personnelles. Ces cinq sources ont notamment fait part au Devoir de leur incrédulité face à la rémunération des conférences données dans des écoles par celui qui est président du CA et directeur général de la Fondation. Certains ont d’ailleurs quitté la Fondation en grande partie à cause du manque de confiance envers M. Roy et sa gestion de l’organisme.

« Les écoles appelaient à la Fondation, mais le booking des conférences se faisait par son agent. Ce n’était pas gratuit, les écoles payaient, mais la fondation ne recevait pas d’argent », explique une ex-employée chargée des opérations de la fondation, qui n’est pas autorisée à parler aux médias dans le cadre de ses nouvelles fonctions.

Le Devoir a mis la main sur une dizaine de factures émises par des centres de services scolaires entre 2011 et 2024 et payées à l’entreprise Productions Jasmin Roy inc. pour des conférences données par M. Roy. Il s’agit de conférences en lien avec la mission de la Fondation, comme « Au-delà de l’intimidation : admettre la différence », « L’intimidation à l’école » et « #Bitch les filles et la violence », et qui sont annoncées sur le site Web de la Fondation.

La plus récente facture remonte à mai 2024 pour une « conférence sur les saines habitudes de vie émotionnelles et relationnelles » donnée à l’école du Mai à Boisbriand et pour laquelle M. Roy a été rémunéré 862 $.

Or, la Fondation a effectué en septembre 2018 une campagne vidéo intitulée « Saines habitudes de vie émotionnelles et relationnelles » pour laquelle elle a reçu en février de la même année 1,2 million de dollars du Secrétariat à la jeunesse et 8000 $ du ministère de la Famille. Puis, en octobre 2018, Jasmin Roy a lancé un livre intitulé Éloge de la bienveillance. Cultivez de saines habitudes de vie émotionnelles et relationnelles.

Même s’il fait la promotion de ses conférences sur le site de la Fondation, Jasmin Roy justifie la facturation des conférences au nom de son entreprise par le fait qu’il estime les avoir données à titre personnel. « Ce sont des conférences qui sont en lien avec les livres que j’ai écrits. Rien à voir avec la Fondation. »

Mais ce n’est pas ce qui ressort des témoignages des ex-employés à qui Le Devoir a parlé. Ils témoignent de manière confidentielle puisqu’ils ne sont pas autorisés à parler aux médias en raison de leurs fonctions.

« Le mélange des genres était difficile, dit un autre ex-employé. Souvent, [Jasmin Roy] faisait rembourser son essence par la Fondation, quand l’activité en question n’était pas du tout en lien avec la Fondation. »

L’ex-employée chargée des opérations confirme que tous les appels en lien avec des conférences étaient transférés à l’agent de M. Roy. « On pourrait dire que c’était à cause de la gestion de son horaire, mais Jasmin n’avait rien à l’horaire ! Il se servait de la Fondation pour promouvoir ses conférences », estime-t-elle.

Jasmin Roy assure que tous les membres du CA sont au courant de ses activités. Pourtant, l’homme d’affaires Luc Poirier, actuellement administrateur, ignorait qu’il était rémunéré pour donner ces conférences. Trois ex-membres du CA à qui Le Devoir a parlé étaient quant à eux persuadés que Jasmin Roy effectuait ses conférences au nom de la Fondation, à même le salaire qui lui était versé.

Deux administratrices actuelles disent être à l’aise avec le fait que M. Roy touche un cachet à titre personnel pour ses conférences. Pour Marie-Françoise Hervieu, la Fondation bénéficie indirectement de ces conférences, dont les contenus sont semblables à ceux de la Fondation, même si cette dernière ne touche pas un dollar, « parce que chaque fois que Jasmin prend la parole, la Fondation en tire profit ».

Lucie Thibodeau abonde dans le même sens, mais émet toutefois un bémol quant à la conférence intitulée Saines habitudes de vie. « C’est une thématique de la Fondation, donc, habituellement, il doit remettre les sommes de ces conférences à la Fondation », dit-elle. Pourtant, les cachets pour cette conférence ont été remis aux Productions Jasmin Roy, selon les documents obtenus par Le Devoir.

Le CA de la fondation a fait parvenir une lettre au Devoir dans laquelle il indique prendre très au sérieux les allégations soulevées dans le cadre de cette enquête et qu’il a donc mandaté à l’unanimité « un cabinet d’avocats spécialisé pour effectuer toutes les vérifications qui s’imposent dans les circonstances ».

« Les services du cabinet externe sont retenus et il se rapporte à un comité ad hoc composé d’administrateurs indépendants du conseil d’administration de la Fondation », est-il précisé. « Nous tenons à préciser que Jasmin Roy n’a pas pris part au processus de sélection du comité ad hoc et ne fait pas partie du processus des travaux en cours », indique également le CA.

7,9 millions
C’est le montant des dons que la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais a touchés entre 2012 et 2023, dont au moins 2,8 millions de Sophie Desmarais, Paul Desmarais et de Power Corporation, dont la famille Desmarais est actionnaire majoritaire.

Un double chapeau

Depuis 2014, Jasmin Roy est à la fois directeur général de la Fondation et président de son conseil d’administration. Un double chapeau qui lui confère de nombreux pouvoirs, et que dénoncent des ex-employés et anciens membres du CA. Ils ont d’ailleurs démissionné, insatisfaits de la gouvernance de la fondation et lassés de ne pas avoir les réponses à leurs questions au sujet des finances de cette dernière.

La vice-présidente exécutive de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), Alexandra Langelier, explique que le double chapeau n’est pas contraire à la loi, mais qu’il est non recommandé, puisque le rôle du conseil d’administration est de veiller au bon fonctionnement des opérations. « Là, on a une personne qui est à la fois un surveillant et un surveillé », souligne-t-elle.

Entre 2012 et 2023, selon les déclarations disponibles sur le site de l’Agence du revenu du Canada, la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais a touché 2,9 millions de dollars en subventions gouvernementales et 7,9 millions en dons, dont au moins 2,8 millions de Sophie Desmarais, Paul Desmarais et de Power Corporation, dont la famille Desmarais est actionnaire majoritaire. Cette somme inclut un don de 1 million de dollars en avril dernier par Mme Desmarais pour lancer une plateforme consacrée au « self-care ».

Des questions sans réponses

À de nombreuses reprises depuis les débuts de la Fondation, des membres du CA ont émis des inquiétudes sur la gestion financière de la Fondation, a pu constater Le Devoir en consultant des procès-verbaux et en parlant avec d’anciens membres du conseil.

Les principaux reproches concernent des états financiers non complets, des dépenses effectuées avant d’avoir eu l’aval du CA et un manque de transparence dans les réponses lorsque des questions sont soulevées.

En juin 2019, par exemple, le CA note que « les revenus totaux s’élèvent à 2 216 000 $ et les dépenses totalisent 2 075 000 $, ce qui laisse un solde de 148 000 $. Plusieurs questions sont soulevées concernant les revenus et les dépenses », peut-on lire dans un procès-verbal.

« Le président mentionne que la Fondation fait face à de nouvelles réalités depuis la venue du nouveau gouvernement, en effet, aucun montant n’a été versé pour les projets école », est-il également spécifié.

Or, cette même année-là, Jasmin Roy informe son CA que la Fondation est invitée à participer à un colloque international qui se tiendra à Paris. Ce que les administrateurs ignorent, c’est que tous les frais de déplacement, d’hébergement et de représentation seront payés par la Fondation, et ce, pour l’ensemble des participants québécois au colloque sur les Saines habitudes de vie émotionnelles et relationnelles à l’école qui s’est tenu en mai 2019 à l’ambassade du Canada à Paris.

« Il nous avait dit “on est appelés à aller en Europe, on va aller à l’international, etc.” On payait ses dépenses à lui. Là, on regarde les dépenses, il y avait près de 50 000 $ de frais de déplacement, d’hébergement. En fait, c’est lui qui a invité tout le monde et qui a payé les dépenses de tout le monde », raconte, encore choquée, une ex-membre du CA.

Elle remet d’ailleurs en question la pertinence de dépenser autant d’argent pour une mission qui n’avait pas de retombées au Québec. « C’est une des raisons pour lesquelles je n’y suis plus [à la Fondation]. Au Québec, on a des besoins, et les Français, qu’ils s’arrangent. »

Lors de cette même séance de juin 2019, le CA relève que la Fondation a payé 40 000 $ de frais de banque en plaçant le million de dollars reçu de la marraine de la Fondation. Face à des réponses de Jasmin Roy qu’ils jugent insatisfaisantes au sujet des finances, au moins deux membres du CA démissionnent.

L’un d’eux, qui travaille dans le milieu de la finance, dit qu’il a commencé à poser davantage de questions sur la gestion financière de la Fondation après qu’elle eut reçu un don d’un million de dollars de Sophie Desmarais, mais qu’il obtenait peu de réponses satisfaisantes. « Il n’y avait pas de transparence. »

65 000 $
C’était le salaire annuel de Jasmin Roy entre 2015 et 2018. Il a ensuite été majoré à 100 000 $.

Selon Jasmin Roy, le CA a toujours approuvé les dépenses avant qu’elles ne soient effectuées. Il dit que, lorsque des questions lui étaient posées, il s’est toujours assuré de revenir avec des réponses. « Moi, je suis à peu près sûr que si vous aviez en main les procès-verbaux de n’importe quelle organisation, vous verriez que, des fois, il y a des discussions qui sont faites autour de ça, mais en aucun cas en aucun temps, on n’a caché quoi que ce soit », dit-il.

Un directeur général à contrat

Les procès-verbaux de la fondation que Le Devoir a obtenus indiquent que Jasmin Roy recevait un salaire annuel de 65 000 $ de 2015 à 2018 puis que ce dernier a été majoré à 100 000 $. Or dans les déclarations effectuées à l’Agence du revenu Canada par la Fondation consultées par Le Devoir, le salaire du directeur général, qui a trois employés sous sa responsabilité, ne figure ni dans la masse salariale de la Fondation ni dans la case « honoraires de professionnels et de consultants ». M. Roy a expliqué au Devoir être « sous-contractant » de sa propre Fondation, alors que ses activités à temps plein en tant que DG lui confèrent un statut d’employé salarié selon les critères de Revenu Québec, soulignent trois experts consultés.

« Je fais partie des sous-contractants pour éviter de payer des DAS [déductions à la source] parce que je ne sais pas si vous le savez, ça coûte cher, des DAS », explique M. Roy. Une justification reprise également par les deux membres du conseil d’administration auxquelles Le Devoir a parlé, qui précisent que le statut de M. Roy date de bien avant leur arrivée au CA.

« On ne peut pas décider d’être sous-contractant comme ça, simplement parce que les DAS coûtent cher. Imaginez si tous les employés au Québec faisaient de même… », souligne Brigitte Alepin, professeure en fiscalité à l’Université du Québec en Outaouais, qui ajoute que déclarer un statut erroné peut avoir des répercussions fiscales. « Les règles concernant les fondations de charité doivent respecter scrupuleusement les lois fiscales. Elles bénéficient d’une exonération totale d’impôt et délivrent des reçus de dons. En tant que contribuables, qui subventionnons ce régime, nous devons pouvoir avoir confiance en leur fiabilité. »

Selon Alexandra Langelier, un directeur général travaillant à temps plein pour un OBNL est considéré comme un employé salarié. « Le poste de directeur général est un poste rémunéré et qui est salarié, surtout lorsqu’on a des employés. On n’a pas les mêmes responsabilités lorsqu’on est directeur général et lorsqu’on est consultant », indique-t-elle.

En entrevue avec Le Devoir, Jasmin Roy rappelle que les comptes de la fondation sont audités chaque année. Il indique que son statut de travailleur autonome a été validé dès son entrée en fonction comme DG par le CA. Il justifie son statut de contractuel à la fondation par le fait qu’il a d’autres activités puisqu’il écrit des livres et donne des conférences.

Dans une déclaration écrite, Sophie Desmarais, marraine d’honneur de la fondation qui porte son nom, « nie catégoriquement » les allégations contenues dans cette enquête, qu’elle qualifie de « non fondées ».

Avec la collaboration de Félix Deschênes.

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