«Une vie de femme»: d’autres vies que la nôtre

Au printemps 2023, Marie-Laurence Rancourt signait avec succès une première pièce solo. Pour la créatrice, l’aventure de L’écoute d’une émotion aura servi de « tremplin vers des questions et une recherche théâtrale un peu différente » dans sa nouvelle création. « Une vie de femme reprend par certains aspects, d’une manière peut-être encore plus excentrique, la question des désirs, mais elle va vraiment ailleurs aussi », explique-t-elle. Et plus loin. L’autrice et metteuse en scène y renouent avec Larissa Corriveau, à laquelle se joignent d’autres bons interprètes : Annick Bergeron, Martine Francke, Maxim Gaudette, Roger La Rue.
Aussi créée à l’Espace Go, Une vie de femme est née d’une accumulation de lectures, de « dialogues avec la littérature, avec le cinéma, qui ont rencontré certaines questions plus personnelles que je me pose », explique Rancourt. Elle a été aspirée par une suite de récits « où des femmes disparaissaient, d’une manière parfois un peu métaphorique, de leur propre vie. Donc des formes de fuite, de recommencement, [des façons] de devenir autre chose, d’être appelé par une autre vie. C’est une question intéressante, pas juste pour les femmes, pour nous tous. N’est-ce pas l’acte de liberté ultime que de pouvoir se transformer tout au long de notre vie et d’être accepté par les autres dans notre geste de transformation ? »
L’autrice, visiblement très lettrée, cite notamment l’autofiction Autobiographie en mouvement de Deborah Levy, où l’écrivaine anglaise écrit que « souvent on présente des personnages féminins sans désir, ce qui est une forme de disparition pour les femmes ». Et elle lui emprunte cette question : « Est-ce qu’on peut aimer une femme, ou un homme, qui va dans le monde avec ses propres désirs ? »
Ainsi, la pièce de Marie-Laurence Rancourt, construite sous forme de mosaïque, offre des variations autour de cette grande question. « Est-ce possible de concilier ses désirs avec la réalité ? Mes personnages sont confrontés à un réel qui leur reste mystérieux et auquel ils essaient de donner du sens, ou alors ils essaient de se transformer, de suivre leurs désirs. Et parfois la réalité leur résiste, parfois elle leur cède. Donc, ce sont aussi de petits récits d’émancipation. Mais ils ne réussissent pas toujours. Cette mosaïque est aussi le portrait d’à quel point c’est difficile de renoncer à jouer certains rôles, d’être [soi-même] dans le monde, de mettre de l’avant qui l’on pense être vraiment et de concilier toutes ses envies avec une réalité qui est souvent présentée sous le mode de l’évidence. Ce que j’essaie de faire aussi avec cette pièce, c’est de parler d’une autre forme de réalité que celle qui est toujours présentée comme étant LA réalité. C’est une pièce assez énigmatique, dans une forme de réalisme magique. C’est aussi une façon de dire que la réalité, ce n’est jamais uniquement ce qu’on nous en rapporte, c’est aussi beaucoup de fantasmes, d’imagination. »

Plutôt que d’opposer l’imaginaire à la réalité, Une vie de femme réunit les deux « sur une espèce de pied d’égalité ». Le spectacle concrétise ce qui relève du rêve, du désir, des états, comme la sensation d’invisibilité ou la soif de sortir de soi, dans des scènes qui ont l’apparence du réel. Et il traduit en récits accessibles des concepts principalement nourris par la philosophie. « Mon envie, dès le départ, était de transformer des idées abstraites en des situations très concrètes, très claires, qui allaient nous permettre d’éprouver cette pensée, ou d’éprouver une sensation », explique la créatrice. Le tout via un « langage simple, qui recourt à des expressions très familières ».
Et non sans humour, avec des situations parfois absurdes. « Il y a un côté un peu kafkaïen, note l’autrice. Chez Kafka, la réalité ressemble à la nôtre, mais il y a quelque chose d’un peu ambigu. Et on accepte cette réalité. C’est ce que j’ai voulu faire avec Une vie de femme. C’est une réalité qui ressemble à la nôtre, mais avec laquelle on ressent un petit décalage. Et mon désir est que cette réalité devienne nôtre pour le reste du spectacle, qu’on y embarque. On a toujours un pied dans le réel — qui est quand même une accumulation de fictions —, mais on oscille entre les deux. »
Et, comme le rappelle l’artiste, le réel est déjà étrange, déroutant.
Des rôles
Toutes nommées Marie, « chacune comme une vie de femme possible, parmi d’autres », les douze héroïnes sont aux prises avec une vie dont elles ne veulent plus, aspirant à recommencer. Ces Marie ont un « désir de mouvement et prennent le risque de changer, pour le meilleur et pour le pire. Elles cherchent à se libérer, mais aussi à exister, à sortir de l’invisibilité ». La créatrice, elle-même diplômée en anthropologie et en sociologie, puis qui a fait le saut dans le documentaire radiophonique avant d’arriver au théâtre — des disciplines qui « se nourrissent et résonnent entre elles » —, sait pourtant que ce n’est pas « si facile de changer de place ou de tenter autre chose. Mais il me semble que c’est dans ces mouvements, ces bifurcations, qu’il y a de la vie. J’ai besoin de ne pas confondre mon monde avec le monde, donc de toujours en sortir un peu ».
Avoir l’impression « qu’on ne s’insère pas parfaitement dans le réel » est une sensation assez répandue chez les êtres, croit Marie-Laurence Rancourt. « C’est difficile d’être libre dans un monde où il y a beaucoup d’injonctions à répondre aux attentes, à se soumettre. » Et pour y vivre, on doit endosser beaucoup de rôles. « Qu’est-ce qui reste de soi quand on abandonne les rôles qu’on joue ? Dans Une vie de femme, il y a une réflexion sur le théâtre, parce que c’est un beau lieu pour réfléchir à ces rôles. Ça traverse la pièce : la question de la représentation de soi, de la transformation. Et je fais aussi du théâtre pour m’interroger sur le médium artistique lui-même. »
Avec sa deuxième pièce, qui n’est pas uniquement portée par le langage, cette admiratrice du metteur en scène français Joël Pommerat estime s’être rapprochée de son désir : écrire un spectacle. « Souvent, quand on parle de théâtre, on pense beaucoup au texte. C’est un peu “texto-centrique” encore. Mais créer un spectacle, dont je signe aussi la mise en scène, permet de renoncer à certains mots pour passer du sens à travers d’autres éléments : une direction de regard, un silence, une posture, un son. » Campé sur le « grand plateau de notre imaginaire », où chaque spectateur va pouvoir projeter le sien, le spectacle est appuyé notamment par un environnement sonore très présent — et une musique de Mehdi Cayenne.
Une vie de femme porte aussi cette idée qu’on ne peut pas vraiment connaître les gens, ce qui les habite intérieurement. Un mystère séduisant pour la créatrice. « Le théâtre est un lieu extrêmement mystérieux pour moi. Magique, mais mystérieux. J’ai l’impression que mes personnages sont ces êtres que je ne connais pas, qui demeurent en partie des énigmes. Et que c’est très bien ainsi. C’est aussi le regard que je pose sur les gens : ils m’intéressent par ce que je ne sais pas, par toute leur ambiguïté. »
Notre ère paraît le contraire de ça, avec son attrait pour le dévoilement de soi. « Il y a certainement quelque chose qui répond à mon époque dans ce désir de mettre en scène du doute, de l’indéfinition, au théâtre. Et dans la pièce, c’est comme un autre rapport au réel et au monde. »
Marie-Laurence Rancourt cite l’écrivain William Faulkner, qui parlait de « creuser l’ombre par la littérature. C’est tout à fait ce que j’ai envie de faire avec mon théâtre : mettre en scène de l’incompréhensible, du mystère, de l’ambiguïté. Il me semble qu’il y a tellement de matière théâtrale dans cette zone d’ombre. »