Vers un nouveau pôle artistique sur le boulevard Saint-Laurent

Zab Maboungou avait ce projet en tête depuis 35 ans. Depuis l’hiver dernier, sa compagnie Danse Nyata Nyata est enfin propriétaire de ses spectaculaires nouveaux locaux. Cette acquisition, qui lui permet d’éviter une éventuelle expulsion, est en voie de devenir un pôle artistique local.
La lumière, c’est ce qui frappe le plus quand on entre au Centre création danse Nyata Nyata, situé sur le boulevard Saint-Laurent, à l’angle de la rue Rachel, à Montréal. Dans cet ancien complexe funéraire Memoria, les grandes fenêtres s’étirent sur deux étages et s’ouvrent sur un ciel bleu parsemé de nuages.
L’ancienne vocation des lieux, plutôt que de faire peur à la chorégraphe, danseuse et philosophe, l’a interpellée. « Je suis africaine. Quand ma mère est morte, les gens ont dansé. La mort, la joie, la danse, c’est dans la culture », explique Zab Maboungou, qui est née à Paris et a grandi au Congo-Brazzaville.
L’immeuble de 395 m2 (4250 pi2) a été conçu pour être accueillant envers les endeuillés… et envers les artistes. Il y a 25 ans, Mme Maboungou se rappelle avoir poussé les portes de cet endroit de recueillement, en chemin vers ses anciens locaux situés un coin de rue plus loin. Ébahie par la beauté de cet espace aux murs garnis de grands tableaux et au design moderne, elle croyait qu’il s’agissait d’une galerie d’art. Il faut dire que Memoria avait innové sous l’impulsion de sa dirigeante de l’époque, Jocelyne Dallaire Légaré, elle-même artiste et dernière compagne du peintre Guido Molinari.

Lorsque le bâtiment a été mis en vente, il y a environ un an, Mme Maboungou était déjà engagée dans des démarches pour acquérir ses anciens studios. « Je savais que je ne pouvais pas tenir là-bas comme locataire. Chaque fois que les propriétaires changeaient, ils augmentaient les loyers et je risquais d’être dans la rue », se rappelle la danseuse.
Un branle-bas de combat s’est déclenché pour adapter rapidement tout le plan d’affaires à un nouvel emplacement, en collaboration avec plusieurs partenaires, dont Investissement Québec, la Caisse de la culture Desjardins, la Fiducie du chantier de l’économie sociale, PME MTL et les consultants Laurent Howe et Charly Aoudé. L’équipe de Mme Maboungou a aussi obtenu du soutien du Conseil des arts de Montréal, du Groupe 3737 et d’organismes fédéraux et provinciaux. Leur apport essentiel a été une bouffée d’air frais pour celle qui a longtemps lutté contre son exclusion par diverses institutions et qui déplore le fait d’être rangée dans la case de la diversité culturelle.
Plancher parfait et insonorisation
La nouvelle propriétaire a très peu changé l’aménagement de ce lieu unique, « qui parle tout seul ». Après un déménagement express dans le temps des Fêtes, la première chose à ajouter était toutefois un plancher adapté à la danse. Zab Maboungou et ses danseurs ont fait plusieurs tests pour sélectionner un plancher en bois d’érable permettant un amortissement idéal.

Il a aussi fallu insonoriser un grand mur pour éviter de déranger les voisins. Car les tambours, déposés dans un coin du studio lors du passage du Devoir, résonnent souvent lors des cours de danse. « C’est loin d’être un instrument simplement africain. C’est l’instrument d’à peu près toutes les cultures autochtones du monde », dit la directrice générale et artistique de la compagnie fondée en 1987.
L’école de danse offre un programme de formation professionnelle sur deux ans, soutenu par Patrimoine canadien, pour de petites cohortes d’un maximum de 10 étudiants. Il s’appuie sur le « savoir esthétique, musical et dansant de l’Afrique ». « C’est très riche, inépuisable », souligne Mme Maboungou, rappelant que la culture africaine est à la source de nombreuses danses présentes en Occident.
Le grand public peut d’ailleurs s’initier aux danses hip-hop, afro-cubaines et haïtiennes, de même qu’à l’approche développée par la créatrice. Le Devoir a participé à une classe débutante de son principe de technicité LOKETO, qui met l’accent sur l’implication fondamentale des pieds, des genoux et des hanches dans le mouvement. En soirée, les lumières suspendues au plafond, telles des étoiles, créaient une ambiance enchanteresse. Sous la direction experte de Mariya Moneva, formée par Mme Maboungou, un groupe de danseurs amateurs s’est adonné à des exercices rigoureux de posture, de rythme et d’alignement.

D’autres professeurs ou danseurs peuvent aussi louer le local pour leurs répétitions, leurs cours ou des événements. « On veut vraiment développer ce centre comme un lieu de l’art vivant », indique la propriétaire. Elle souhaite donc, petit à petit et à la hauteur de ses moyens, faire divers aménagements comme un studio d’enregistrement pour musiciens au sous-sol et des salles d’exposition. Des spectacles seront aussi présentés sur place.
Un contexte morose pour la danse
L’acquisition de ce centre est une excellente nouvelle pour le milieu de la danse, estime la directrice générale du Regroupement québécois de la danse, Parise Mongrain. « C’est un rayon de soleil au milieu de la morosité », a-t-elle souligné. En ce moment, plusieurs compagnies de danse ont de la difficulté à obtenir des locaux décents à des prix abordables. Certaines écoles cherchent depuis des années un nouveau lieu, alors que d’autres sont en attente de fonds pour des rénovations majeures, souligne Mme Mongrain.
« Des espaces, c’est fonctionnel, mais ça joue aussi un rôle de visibilité de la discipline dans un quartier ou un village », indique-t-elle, se réjouissant que le Centre création danse Nyata Nyata ait pignon sur rue.
Fédérer une communauté, c’est effectivement au coeur des aspirations de Mme Maboungou. Son expertise du mouvement ne sert d’ailleurs pas que le milieu de la danse. Elle a collaboré, par exemple, à la pièce Neige sur Abidjan, à l’affiche au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 23 novembre.
« On veut servir à différentes catégories de gens, pour qu’ils puissent se côtoyer et sentir qu’on est tous dans le même lieu, sans se marcher sur les pieds », confie Mme Maboungou.

Régulièrement, elle se fait rappeler que ce lieu patrimonial est aussi un lieu de mémoire pour les Montréalais. « Beaucoup de gens m’ont dit qu’un de leur proche, trépassé, avait eu une cérémonie ici en son honneur. Les gens viennent pour danser, mais ils se remémorent aussi un membre de leur famille. » C’est ainsi que le Centre création danse Nyata Nyata est ancré dans la vie de ses concitoyens.