Le TGV roule-t-il à grande vitesse?

Le pays se remet à rêver (ou à faire croire qu’il rêve à nouveau) d’un train à grande vitesse (TGV) reliant Québec à Windsor. À quels tarifs se ferait ce trajet ? À quelle vitesse ? Et quelle leçon de réalité donne la Suisse avec son réseau ferroviaire étendu, efficace et moderne, mais sans TGV ?
Le TGV roule-t-il à grande vitesse ? La question semble d’autant plus cruciale que chacune des minutes gagnées sur un parcours à vitesse normale peut demander des investissements de plusieurs centaines de millions de dollars.
Par convention, la limite de démarcation entre la grande vitesse et la vitesse normale se situe à 200 km/h. Les récents bolides sur rail atteignent des pointes de 350 km/h. Ils pourraient relier Montréal à Toronto en deux heures.
Du moins, en théorie. Dans les faits, selon un « audit de performance » réalisé par l’Union européenne (UE) en 2018, les vitesses moyennes des TGV n’atteignent que 45 % de la capacité maximale. Les vélocités très élevées restent l’exception.
L’étude portait sur quelque 5000 km d’une dizaine de lignes ferroviaires classifiées comme très rapides desservant six pays, traversant quatre frontières. La vitesse opérationnelle supérieure à 200 km/h n’a été enregistrée que sur deux lignes, et elle n’a de toute manière jamais dépassé les 250 km/h.
« La vitesse moyenne est si largement inférieure à la vitesse de conception qu’il est permis de se demander si la bonne gestion financière est assurée », conclut l’étude intitulée Réseau ferroviaire à grande vitesse européen : fragmenté et inefficace, il est loin d’être une réalité.
L’analyse remet aussi en question le coût par minute économisée par l’introduction du modèle réputé ultrarapide. D’après les contrats consultés en 2018, quatre des dix lignes de TGV avaient demandé plus de 100 millions d’euros par minute gagnée. Le chiffre le plus élevé, celui de la ligne Stuttgart-Munich, avait drainé 369 millions par minute gagnée.
Planifier, analyser
L’économiste français Patrice Salini, spécialiste des transports, remet en question la valeur des conclusions sur les vitesses du rapport, lequel est déjà un peu ancien en plus. « […] Sur ce point précis des temps de transport, je ne les suis pas en ce qui concerne la France, écrit-il en commentaire au Devoir. Il suffit de se référer aux horaires publiés et de regarder les temps de parcours de gare à gare. »
Il a fait les calculs lui-même en comparant les liaisons entre cinq métropoles. Les vitesses dites moyennes vont de 250 à 270 km/h avec des pointes autour de 350 km/h, soit trois fois la vitesse d’une voiture sur une autoroute québécoise.
« L’intérêt du TGV, c’est qu’une ligne à grande vitesse permet de gagner du temps, et la ligne classique empruntée en continuité vous “conserve” ce gain de temps. Ce qui est gagné est gagné. »
M. Salini tire de ses propres analyses et publications des leçons générales des avantages et des limites du TGV comme d’autres grands projets d’infrastructures. Les leçons valent pour une ligne de TGV, un tramway ou un troisième lien…
« La question des infrastructures est en effet souvent posée, dit-il. Pour ce qui me concerne, elle n’a pas de sens généralement, en dehors d’une stratégie, c’est-à-dire des objectifs clairs et une vision de l’avenir. Le critère des bénéfices (ou de l’efficacité par rapport à un objectif) à attendre d’une infrastructure est cependant central, et à comparer rigoureusement au coût de l’infrastructure et aux effets externes produits. »
Bref, résume M. Salini, il faut une analyse « rigoureuse, pluraliste et transparente » des coûts et avantages. Il faut aussi respecter une méthodologie précise. « Ce qui signifie en particulier de définir un ensemble complexe de “façons” d’évaluer des coûts et avantages, de les actualiser, etc. »
Pour être encore plus clair, quand on lui demande ce qu’il pense d’un TGV Québec-Windsor, il répond : « Je n’en sais rien » et « Il faut faire des études ».
L’ivresse des mégachantiers
Lui-même a étudié après coup les chantiers du tunnel sous la manche, du canal Rhin-Rhône, d’un aéroport et de lignes de TGV en France. Il a consigné ses observations et recommandations dans Transport. L’ivresse des grands projets d’infrastructures (L’Harmatan, 2018).
« Pour les projets touchant aux voyageurs, l’un des paramètres importants sera la valeur du temps gagné, les effets “environnementaux” positifs et négatifs et l’estimation par ailleurs des trafics, d’une part, reportés d’autres modes, et, de l’autre, “induits” par la nouvelle infrastructure », dit-il.
Le rapport de l’UE de 2018 n’examine pas le confort du trajet, et la qualité de l’expérience pour le voyageur n’est pas prise en compte dans l’analyse. Elle semble indéniablement en faveur du TGV par rapport à tous les autres modes de transport, sans files interminables (comme aux aéroports) ni l’ennui ou la fatigue au volant.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Par contre, le rapport examine le temps de trajet total de centre-ville à centre-ville et compare les tarifs sur route, sur rail et en l’air. Le voyage d’environ 600 km entre Madrid (de la gare Puerta del Sol) à Barcelone (Plaça de Catalunya), comparable au trajet Montréal-Toronto, dure au mieux quelque 10 heures en auto, 6 heures et demie en avion, 11 heures et demie en train traditionnel et 6 heures en TGV. Les prix vont de 124 euros sur le rail de base à 227 euros en avion. Le billet de TGV coûtait 159 euros au moment de l’examen, en 2018.
Cette fois, la conclusion générale est que le temps de trajet global et le niveau des prix constituent d’importants facteurs de succès. « Associés à des services plus réguliers (trains suffisamment fréquents qui partent et arrivent à l’heure), ces facteurs pourraient contribuer à renforcer les opérations ferroviaires à grande vitesse à l’avenir », note l’audit.
Maroc, Californie, Europe…
Quand l’Espagne, le Portugal et le Maroc ont lié leur candidature pour organiser la Coupe du monde de soccer de 2030, ils ont misé en partie sur l’argument des trains à grande vitesse (TGV). Les rames reliant les différents sites de compétition fileront à des vitesses de pointe de 320 km/h.
L’Espagne a déjà 4000 km de lignes très rapides, ce qui en fait le réseau le plus long du monde après celui de la Chine. Le Maroc est le premier pays africain à se mettre au rail ultrarapide. Un premier tronçon de 200 km a été inauguré en 2018. Les travaux se poursuivent pour relier par TGV Rabat à Casablanca, à Marrakech et à Tanger. Le plan directeur vise la construction d’un réseau de 1500 km, soit à peu près le trajet Rimouski-Windsor.
Entre-temps, en 2026, le Canada, le Mexique et les États-Unis organiseront en trio leur propre Mondial. Au total, 16 métropoles, distantes parfois de 5000 km l’une de l’autre, présenteront des matchs. Aucun train à grande vitesse ne sera alors en fonction, même pour les plus courtes distances (les 230 km séparant Vancouver de Seattle, par exemple), puisqu’il n’en existe aucun sur tout le continent américain, d’Anchorage à Santiago.
Par contre, tandis que le Canada rêve à nouveau éveillé au TGV, des projets réels se développent sur les deux côtes étasuniennes. La Californie aura probablement son réseau avant la fin de la décennie. Un TGV est en construction entre Los Angeles et Las Vegas, avec des promesses de mise en service en 2028. Siemens planifie une usine de production de trains ultrarapides dans l’État de New York.
Reste à voir ce qui résistera au couperet à grande rudesse du gouvernement Trump 2.0. L’Union européenne, elle, est engagée à fond dans le modèle. Les projets en développement visent le doublement de l’étendue du réseau ultrarapide existant d’ici 2030 pour franchir le seuil des 30 000 km de rails et le triplement du nombre de passagers d’ici 2050. La limite des liaisons aériennes sur de courtes distances, le flygskam (la honte de prendre l’avion) et la qualité des services ferroviaires amplifient cette grande métamorphose des transports.