«Le temps d’après»: notre besoin d’histoires

L'écrivaine américaine Jean Hegland était de passage à Montréal à l’occasion de la sortie de son roman «Le temps d'après».
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L'écrivaine américaine Jean Hegland était de passage à Montréal à l’occasion de la sortie de son roman «Le temps d'après».

Avec Dans la forêt (Gallmeister, 2017), son premier roman, paru aux États-Unis en 1997, Jean Hegland racontait l’histoire de deux sœurs essayant de survivre après l’effondrement de la société, seules après la mort de leur père, sur la terre familiale près de Redwood City, dans le nord de la Californie.

Après un viol, Eva, l’aînée, donnera naissance à un petit garçon au milieu de la forêt. Fin de l’histoire. Le roman était le journal tenu par la plus jeune des deux sœurs, qui se terminait sur la naissance de l’enfant, au milieu de la forêt.

L’autrice, née en 1956 dans l’État de Washington, n’avait pas l’intention de donner une suite à cette histoire, dont la fin ouverte lui convenait parfaitement.

« J’avais le sentiment que Dans la forêt était un roman complet, que l’histoire était complète », nous raconte Jean Hegland, qui a fait une escale de quelques jours à Montréal après une tournée de promotion en France, avant de poursuivre vers la Californie, où elle habite depuis la fin des années 1980.

Mais c’était sans compter le succès du livre, traduit depuis en une douzaine de langues, ainsi que les demandes répétées de nombreux lecteurs au fil des ans, souvent curieux de connaître le destin des deux adolescentes et de l’enfant né dans la forêt.

« Mais j’étais occupée à écrire d’autres romans, très différents. Et j’avoue que j’étais réticente à revisiter le même territoire. » Jusqu’à ce qu’elle réalise, il y a quelques années, qu’il lui arrivait souvent de penser à ses personnages et qu’il serait possible d’y revenir sans qu’il s’agisse de recyclage.

Avant sa traduction française, la cinéaste canadienne Patricia Rozema avait livré en 2015 une adaptation un peu mièvre du roman, mettant en vedette Elliot Page et Evan Rachel Wood. Un film qui avait mis de côté certains aspects plus transgressifs du roman — liés au surnaturel, à la sexualité et à l’allaitement maternel.

Quinze ans plus tard

Le temps d’après, pour lequel Jean Hegland n’a pas encore trouvé d’éditeur aux États-Unis (ce qui ne saurait tarder, assure-t-elle), se situe 15 ans plus tard.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Pour l'écrivaine américaine, reprendre le fil de cette histoire 25 ans plus tard venait d’une certaine façon avec un cahier de charges.

Les deux sœurs, Eva et Nell, vivent toujours au cœur de leur forêt, mais ont troqué l’immense souche de séquoia qui leur servait d’abri (elles avaient mis le feu à leur maison pour mieux disparaître aux yeux d’éventuels humains mal intentionnés) contre une petite cabane de bric et de broc.

Burl, l’« enfant de la Forêt », a grandi. À 15 ans, il ne connaît du monde que « noustrois », comme il appelle le petit groupe qu’ils forment, ainsi que les histoires dont il a été nourri par ses deux mères — les lecteurs de Dans la forêt se souviendront qu’elles l’ont toutes les deux allaité.

Le trio familial devra faire face à des visiteurs, des hommes et des femmes affamés, échappés d’un bunker où s’étaient réfugiés des ultrariches, chacun d’entre eux ayant un « X » gravé sur le front. Cela, bien avant qu’Elon Musk, assure Jean Hegland, n’achète Twitter, ne le rebaptise en X et fasse publiquement sa sortie du placard fasciste.

Pour l’écrivaine, reprendre le fil de cette histoire 25 ans plus tard venait d’une certaine façon avec un cahier de charges. « Ce n’est plus le même monde, et je ne suis plus la même écrivaine. Chaque nouveau roman est pour moi l’occasion de poser de nouvelles questions de manière profonde. » Pour Le temps d’après, la romancière était animée par une nouvelle série de questions et par des idées différentes concernant qui nous sommes en tant qu’êtres humains et ce que nous faisons sur cette planète.

L’autre changement profond, explique-t-elle, concerne l’époque. « En écrivant Dans la forêt, j’étais dans la position à la fois bénie et naïve de quelqu’un qui n’a pas de comptes à rendre à propos des changements climatiques. Même si les scientifiques nous disaient depuis plus de 100 ans que l’activité humaine avait un effet sur le climat de notre planète. »

Mais comme la plupart des gens de son temps, l’écrivaine croyait que le phénomène n’aurait d’impact que sur de lointaines générations futures ou qu’une solution pourrait être trouvée. C’est la raison pour laquelle, à ses yeux, Le temps d’après ne pouvait pas ignorer cette réalité. D’autant plus que sa maison a entièrement brûlé il y a quatre ans, balayée par un feu de forêt.

Et cette fois, c’est le jeune Burl qui se raconte, avec ses aspirations et son rapport particulier au langage, lui qui n’a appris à lire qu’avec trois livres et six magazines.

Pionnière de l’écoféminisme

Paru neuf ans avant La route (2006), l’immense succès d’anticipation postapocalyptique de Cormac McCarthy, Dans la forêt a aussi fait de Jean Hegland une pionnière de l’écoféminisme, qui est devenu particulièrement en vogue depuis quelques années. Un mot et un concept, assure l’écrivaine californienne, qu’à l’époque elle n’avait jamais entendu.

« Je suis féministe, dit Jean Hegland, et je pense que tout le monde devrait l’être. Ma définition [du féminisme] est très simple : quel que soit le genre, homme, femme ou personne non genrée, nous avons les mêmes droits et les mêmes responsabilités. C’est aussi simple que ça. »

Depuis sa naissance, les deux mères de Burl lui ont raconté les histoires des hobbits, de Don Quichotte et de Phileas Fogg. « J’ai appris que les gens étaient surtout plus heureux et plus sages et plus satisfaits à la fin des histoires qu’au début », nous raconte le narrateur adolescent.

Burl a besoin d’histoires, brûle de « voir le monde », de rencontrer des hommes et des femmes. Mais ce n’est pas le monde, lui dit Eva : « Il n’y a rien à l’extérieur de la Forêt qui pourrait être mieux que ce que tu as ici. »

L’enfant a par conséquent grandi sans modèle masculin. De quel genre sont les hobbits ? Il ne le sait pas et la question à ses yeux ne s’est jamais posée. C’était l’une des expériences les plus intéressantes en écrivant ce livre, assure Jean Hegland. « Comment définir ou découvrir son genre quand il n’y a pas de société pouvant le définir pour vous ? »

Cette dimension du roman, reconnaît-elle, s’est toutefois révélée difficile à traduire en français, une langue particulièrement « genrée ». Il aura ainsi fallu renoncer dans une large mesure à ces jeux de langage. L’autrice ne cache pas sa déception, mais nous explique ce choix déchirant dans une longue postface à l’édition française du roman. « Il n’y a là rien de politique, mais les histoires nous donnent la possibilité de réfléchir aux choses. »

Car les êtres humains, croit aussi Jean Hegland, perçoivent le monde en histoires. « Nous sommes toujours à la recherche d’histoires, de liens, de causes et d’effets. Les histoires donnent du sens à nos vies, nous donnent de l’espoir, elles ont un rôle profond à jouer dans l’expérience humaine. »

Et si Burl a besoin d’histoires, il a surtout soif de vérité. Ce qui nous amène à la distinction entre histoires et mensonges. « Les États-Unis sont un épouvantable désastre en ce moment, ajoute Jean Hegland. Il y a un monstre à la Maison-Blanche. Nous sommes terrifiés. Nous sommes indignés. C’est incompréhensible. Et l’une des seules façons d’expliquer pourquoi il est là, c’est que trop de gens ont cru aux mauvaises histoires. Et je crois que ces histoires étaient des mensonges. Et la fiction est un mensonge qui dit la vérité. »

Mais comment distinguer les mensonges de la vérité ? Il s’agit là, croit-elle, de l’un des plus grands défis auxquels nous ayons à faire face comme êtres humains.

Le temps d’après

Jean Hegland, traduit par Josette Chicheportiche, Gallmeister, Paris, 2025, 352 pages

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