«Tanz»: un ballet de sorcières à grand déploiement
Pour sa première fois au Canada, la chorégraphe autrichienne Florentina Holzinger arrive avec Tanz. Créée en 2019 à Vienne, la pièce a ouvert les grandes scènes à cette créatrice, qui mixe au pilon et mortier danse, acrobatie, art corporel, cabaret, vidéo, suspension, et moteurs — ici de motos, ailleurs de voitures ou d’hélicos. La chorégraphie passe au hache-viande la très romantique Sylphide (Taglioni, 1832), classique des classiques, convoquant également les égéries traditionnelles, sacrifiées, folles, suicidées du Lac des cygnes ou autres Giselle, dans une relecture néopunk. Les journaux Libération et The Guardian y ont vu une critique trash du ballet classique et de ses jeux de pouvoir. Pour Mme Holzinger, c’est aussi un hommage, respectueux jusque dans ses violences. Entrevue.
Tanz est le deuxième chapitre de cette étrange visite guidée de l’histoire du ballet qu’a entamée Florentina Holzinger avec Apollon en 2017, d’après l’Apollon musagète de George Balanchine (1928).
Tenu par 12 danseuses âgées de 20 à 83 ans, Tanz débute par une bonne vieille classe de ballet, accompagnée comme il se doit par un pianiste. En maîtresse de ballet, Beatrice Cordua, première ballerine à danser Le sacre du printemps (John Neumeier) nue en 1972, aujourd’hui actrice de 83 ans. De là, tout chavirera, en ballet d’horreurs ou en cabinet de mégacuriosités, côté freak inclus.
Au lieu de chercher par de souffrantes pointes aux pieds à atteindre le rêve traditionnel et féerique du ballet de cette légèreté féminine surhumaine, les interprètes d’Holzinger aspirent littéralement à voler.
Elles sont prêtes aussi à payer leur tribut de douleur pour défier la gravité — en déboulant un escalier, en volant comme des sorcières, en se faisant suspendre même par la peau et quelques crochets.

« Les ballerines incarnent depuis toujours ces amoureuses éplorées, l’innocence même, alors que ces danseuses sont en fait d’incroyables bûcheuses », explique Florentina Holzinger en visioentrevue.
« Elles sont capables de déployer une force de travail presque obscène — sinon, elles ne se rendent pas sur scène. Une danseuse doit vraiment être badass, en fait, pour devenir ballerine », dit-elle.
« Alors que, sur scène, ces mêmes ballerines représentent des fées éphémères, plus légères que l’air… et elles ne le font que grâce à leurs muscles, leurs corps et leurs nerfs d’acier. Cette juxtaposition me fascine, et la différence entre la représentation et le type de personnalité exigée pour l’incarner. Le ballet est parfait dans sa façon de lier ces extrêmes. »
Le ballet comme danse exotique
L’Autrichienne, qui a signé une entente récemment avec le Volksbühne Theater de Berlin afin d’y produire ses créations, poursuit : « L’approche de la discipline, la rigueur qu’exige le ballet sont également fascinantes. Il y a là des paramètres très clairs de ce qui y est bon ou pas bon — et bien sûr, c’est une chose qui m’a provoquée, car le ballet ne semble fait que pour certains types de corps, et qu’il exclut ainsi beaucoup, beaucoup de personnes. »
Pour Mme Holzinger, le ballet est rapidement apparu, ainsi, comme « exotique », tant il évolue dans une sphère à part, unique, où tous ne sont pas admis, bien au contraire, précise celle qui vient du contemporain et qui a étudié à l’Académie de théâtre et de danse d’Amsterdam.
« J’aime beaucoup le fait que le ballet soit très absurde et grotesque, avec sa technique fondée sur la surstylisation, l’exagération de mouvements, d’émotions… »
Mme Holzinger rappelle également qu’historiquement, le classique est « une technique de danse pensée pour un public majoritairement masculin, et pour son plaisir. Il y a beaucoup d’érotisme, et même une certaine dimension pornographique dans la façon dont les positions de base du ballet exposent le corps féminin, de manière très précise ».

On se rappellera aussi, pour filer l’idée, l’usage du foyer de la danse au très célèbre Opéra de Paris, au XIXe siècle — époque de La Sylphide, justement —, quand les abonnés y avaient un accès privilégié aux danseuses, et que la prostitution faisait alors aussi partie des soirées spectacles.
Tous ces éléments — l’exagération, la technique précise jusqu’à l’absurde, l’exposition du corps féminin, la nécessité de faire de grands spectacles, les rôles hyperstéréotypés… —, Florentina Holzinger les récupère, les brasse, les vire à l’envers.
« Une bonne technique de danse, pour moi, c’est autant d’arriver à pisser sur demande qu’à faire un développé ou tendu impeccable », a-t-elle déjà illustré dans de précédentes entrevues — et on ne peut que repenser, ici, à la Petite danse sans nom (1980) d’une jeune Marie Chouinard, avec son « pipi dans le sceau », qui lui valut, à l’époque, d’être bannie du Musée des beaux-arts de l’Ontario.
Traumavertissements, encore…
Mme Holzinger ne craint pas la provocation qui naît de son cocktail personnel plutôt Molotov, qui inclut, oui oui, des danseuses flambant nues à cheval sur des motos suspendues au plafond, mais aussi des questions sur l’autoreprésentation et sur la valeur de l’art ou du spectacle.
Soyez averti : tous les spectacles de Florentina Holzinger arrivent avec leurs traumavertissements et sont pour les adultes. Son tout dernier, Sancta (2024), laisse, selon la presse, sa poignée de spectateurs évanouis à chaque représentation.

Ici, l’Usine C prévient que « le spectacle comporte des scènes de perçage en direct, de suspension corporelle, de nudité ainsi qu’une représentation explicite de violence sexuelle. Certaines scènes ont recours à des crochets, des aiguilles, du sang et des lumières stroboscopiques ».
En France, Laurent Goumarre, de Libération, mentionnait en 2023 à propos de Tanz que ce « ballet suspendu dure le temps qu’il faut pour en accepter la monstrueuse beauté ».
Sanjoy Roy, en 2022, pour The Guardian, notait de son côté que la réputation du spectacle avait fait qu’il s’est retrouvé désarçonné de le trouver si… comique.
Qu’en penseront les spectateurs d’ici ?